Elle l'observait par delà les flammes, fermant un œil, puis l'autre, en le couvrant de sa main. Qu'il était beau son Aimable dans la lumière scintillante du brasier ! La petite fille soupira d'aise. Elle pouvait passer des heures à le regarder, de loin, bien cachée derrière un muret de pierres, dans le creux des branches du vieux saule, ou tapis sous un buisson de romarin.
En fermant un œil et en tournant un tout petit peu la tête, Joséphine pouvait faire abstraction de Fanette. Elle ne distinguait que son prince qui brillait derrière l'immense feu de joie. En fermant l'autre, elle voyait Fanette, le corsage encore plus délacé que d'habitude, qui riait stupidement. Deux jeunes gens s'étaient approchés du couple. Ils n'allaient pas tarder à rejoindre les danseurs qui s'étaient lancés dans une musette endiablée. Joséphine préférait rester ici avec les vieux du village et sa mamie.
Ce matin, peu avant l'aube, elle était partie cueillir les sept plantes sacrées de la Saint-Jean. En ce jour de fête, les herbes recouvertes de rosées possédaient des pouvoirs encore plus puissants que d'habitude. Elle confectionnerait des cataplasmes de millepertuis pour les jambes de sa grand-mère et un tonic à base d’achillée millefeuille. Mais, elle avait aussi récolté d'autres plantes, des herbes secrètes dont personne ne parlait en public, en tout cas pas devant elle. Mais Joséphine écoutait sans vergogne aux portes et elle avait entendu la sage-femme conseiller sa tante, ainsi qu’une jeune servante qui ne s'était pas très bien sentie pendant quelque mois.
La vieille Mélie connaissait aussi beaucoup de recettes pour soulager ou pour détruire. Elle était discrète, cette sorcière revêche, mais Joséphine savait y faire, la flattant pour qu’elle s’épanche. La petite fille accompagnait souvent Mélie dans ses errances à travers les prés. Elle avait réussi à lui extraire quelques secrets de potions et formules mystérieuses. D'ailleurs, elle s'apprêtait à en essayer une, en cette nuit sacrée. Les plantes, qu'elle avait récoltées avec soin ce matin, séchaient en ce moment même au-dessus de son lit. Dès que le feu de la fête sera consumé et que les jeunes gens s'amuseront à sauter par dessus les flammes mourantes, elle demandera à l'intendant de lui prendre un menu bout de braise qu'elle déposera dans un pot avec ses plantes magiques. Ce soir, elle testera un nouveau sortilège mi-inspiré des savoirs de la vieille Mélie, mi-sorti tout droit de son imagination.
Joséphine partit se coucher bien avant que Fanette soit entraînée par Aimable et ses acolytes à l’extérieur du groupe, loin des lumières et des violons de la fête.
***
En ce lendemain de réjouissance, la maisonnée peinait à sortir d'une doucereuse léthargie, au contraire de Joséphine qui, surexcitée, s'était levée de bon matin. Elle avait couru à la ferme pour tenter d'entr’apercevoir son amoureux. Il était bien là, avec les autres valets à se débarbouiller au puits, tout guilleret, lançant des clins d'œil complice à ces compagnons de la veille. Il vit Joséphine a moitié cachée derrière un buisson et l'interpella en riant : « Bonjour mam'zelle, vous cherchez qu'equ’chose ? » Joséphine s'enfuit, rouge de confusion. Il lui avait parlé ! Il lui avait parlé ! La potion magique avait fait effet ! Enfin, en partie en tout cas. Elle se mit à la recherche de Fanette qui aurait dû quitter la ferme, pour autant bien sûr que son maléfice se soit avéré efficace. Elle ne la trouva ni à l'écurie, ni à la cuisine, ni encore à la buanderie. Aurait-elle réussi ? Par acquit de conscience, Joséphine courut jusqu'à l'orée du bois pour avoir une vue dominante sur l'exploitation. Les poules, qui étaient revenues chercher le grain lancé par l'une des servantes s'en allaient vadrouiller à travers champs. Les chèvres s'étaient rassemblées dans le pré tout au sud. La cour était momentanément vidée de tout occupant. Tous les domestiques devaient être attelés à leurs tâches matinales. Il ne restait plus qu'à redescendre pour vérifier si Fanette n'était pas retournée à l'intérieur. Quand, soudain, elle crut entendre un rire bizarre, comme celui du geai des chênes. Elle se tourna vers la forêt d'où venait le son et vit arriver celle-là même qu'elle cherchait, tout échevelée, à moitié nue sous sa chemise déchirée, sa coiffe attachée sous son cou et pendant dans son dos. Elle courait, non pas en ligne droite, mais en faisant des tours sur elle-même, des bonds sur le côté, criant, hurlant, riant, Joséphine ne savait pas au juste. La petite fille, tremblante de peur à la vue de ce comportement démentiel, s'enfuit en hâte rejoindre les siens.
***
Quelques mois plus tard...
Depuis que Fanette était partie pour une « maison de santé » — comme on le chuchotait — Aimable s'était comporté d’une manière un peu bizarre. Joséphine trouvait qu'il était plus taciturne, qu'il faisait moins la fête avec les autres valets. Lorsque Suzette, une petite bergère arrivée depuis peu, fit des mines devant Aimable et que celui-ci sembla avoir retrouvé sa gaîté, Joséphine estima qu'il était temps de faire brûler à nouveau quelques herbes de la Saint-Jean qu'elle avait conservée précieusement. Le sortilège avait si bien réussi la première fois, qu’elle n'eut aucun doute : Suzette allait disparaître, elle aussi.
Et Suzette disparut en effet. On ne récupéra que sa robe déchirée accrochée à un bosquet. À la ferme, on conclut qu'un loup l'avait dévorée. Mais on murmurait d’ailleurs beaucoup et nombreux était ceux qui commençait à regarder Aimable et ses amis d'un air bizarre. On l’aurait vu vagabonder avec ses deux comparses dans les collines où la jeune pastourelle faisait paître ses brebis.
Heureusement que Joséphine veillait au grain. La place dans le cœur de son amoureux était libre, pour le moment, et chaque jour qui passait l'approchait de l’instant bienheureux où il viendrait lui pendre la main en lui soupirant des mots doux.
Alice de Castellanè
Paris, le 21 septembre 1897
Monsieur,
Où trouvé-je la force de commencer cette lettre par un cérémonieux « Monsieur » ?
— Tu me sembles épuisé. Ta journée ne t'a pas apporté toute la satisfaction espérée ?
— Tais-toi, j'ai pas envie d'en parler.
— Je crois que si, bien au contraire. C'est non seulement la fatigue que je peux lire sur ton visage, mais aussi de la tristesse. Peut-être. Ou de la crainte, je n'arrive pas toujours à décrypter tes expressions.
— De quoi j'aurais peur,
« Mrs Dalloway annonça qu'elle irait acheter les fleurs elle-même. »(1) La party de ce soir s'annonçait très réussie. Lucie s'était occupée de tout, comme d'habitude. D'un pas léger, Clarissa Dalloway s'avança en direction de St James's Park. Tout Londres semblait s'être réveillé de bonne humeur. Le Mall froufroutait, comme à l'ordinaire, de robes, d'ombrelles et de dentelles,
La crotte de pigeon avait éclaboussé le haut du pare-brise et perlait par paquets vert marron striés jaunasse. Bien entendu, il n'y avait plus de détergent dans le réservoir et l'essuie-glace chuintait sur la vitre en étalant la merde partout.