Salut ! Ne cherche pas plus loin, dans cette histoire, l’emmerdeur, c’est moi ! Depuis que je squatte ici, on dit de moi que je suis l’empêcheur de tourner en rond, le faiseur d’embrouilles, le grain de sable qui fait caler le moteur. Tout ça et bien plus ! Le propriétaire du bocal glauque dans lequel je vis est devenu littéralement fou lorsque j’ai emménagé ici il y a de ça fort longtemps. D’ailleurs, le pauvre homme, il n’est pas près de me voir repartir. Enfin, pauvre, c’est un euphémisme. Grâce à moi, oui ! je le dis sans fard ni trompette, c’est grâce à moi qu’il est riche et célèbre. Enfin, moi et Stefan Simchowitz. Oui, c’est ça, le margoulin qui achète des œuvres de jeunes artistes illustrement inconnus pour les revendre à des oligarques incultes. Donc, d'accord, c'est lui qui a fait connaître mon uBulle au monde entier. Oui, uBulle, c’est le nom du propriétaire de mon petit chez moi cosy tout plein. C’est con comme nom ! Ceci dit, ce n’est pas son vrai nom, c’est son nom d’artiste ! Sont fous ces artistes, choisir un nom de poisson rouge. Remarque, parfois, il me fait penser à une carpe, le zigoto : des yeux globuleux complètement absents, un air niais, une bouche pâteuse. Tout pour plaire en somme. Ce nom, je ne crois pas qu’il l’ait véritablement choisi. Lorsqu’il a commencé à produire véritablement des « œuvres » (mes guillemets), il s’était mis en quête d’un pseudo créatif digne de l'artiste qu’il rêvait d’être. Il avait d’abord pensé à « Watt ze Fück » et heureusement, je suis arrivé juste à temps pour semer la zizanie dans sa caboche. C'est fou, je tombe toujours à pic ! D'ailleurs, ses potes m'adorent. Dès qu'il y a une fête chez uBulle, je débarque. Oh, je sais me tenir, je n'arrive pas le premier comme un provincial mal dégrossi. Généralement, j'attends que la plus jolie demoiselle se pointe pour faire mon entrée en scène avec fracas. Je dois avouer quand même qu'une fois sur deux ma présence la fait fuir. Ok, ok, je vais être honnête : neuf fois sur dix. Sauf si j'arrive après quelques verres, là, va comprendre pourquoi, je suis mieux accueilli. Mais bon, c'est dans ma nature, je n'arrive pas à me tenir coi. Sauf avec les beaux-parents d'uBulle. Une fois, une seule et unique fois, j'ai tenté de montrer le bout de mon nez, mais le regard noir de beau-papa m'a fossoyé aussi efficacement que l'épée de Damoclès et le dédain de belle-maman fut ma pierre tombale. Tant pis pour eux, ils n'auront donc jamais l'énormissime chance de faire ma connaissance. À quoi je ressemble ? Et bien, imagine un petit pois qui sautille hasardeusement, se roule dans la cagade et qui l'étale partout. C'est moi tout craché ! D'ailleurs, en parlant de rouler, c'est comme ça que tout a commencé. Mon ami uBulle, alors futur artiste célèbre, travaillait avec application, la langue coincée à la commissure des lèvres, sur une de ses œuvres, un truc qui ressemblait vaguement à une suspension Ikea, hyper banale, branquignole, démodée, une lampe de merde quoi. La seule chose qui était sympa, c'était le nom qu'il avait choisi : Hektar ! Donc ça, je le lui laisse, c'est sa découverte. Mais le reste ! Heureusement que, tel Zorro, je suis arrivéééééé. J'ai commencé par rouler tous les meubles à l'étage, vrrroum par ci, vrrrrroum par là. Ça faisait un boucan si infernal qu'il s'est pris une de ces migraines carabinées. Il s'est donc couché avec un sac de petits pois congelés sur le crâne. (Quand je vous dis que les petits pois sont utiles !) Tranquillement, j'ai arrêté de déménager et je suis descendu lui susurrer à l'oreille quelques idées en vrac pour sa lampe : boutons de manchette, filet à papillons, lucioles, vers luisants, plumes de cul de poule, perles Swarovski… Son mal de tête s'étant estompé, il s'est remis au travail. Avec mon aide, cela va sans dire. Bouclé, le fil de pêche, c'est plus joli ! Pas trop de boutons en zircon, ça fait cheap ! Seulement autour de l'ampoule, les plumes ! Et surtout, surtout, juste une seule guirlande lumineuse, c'est pas un sapin de Noël cette lampe, que dis-je, cette œuvre d'art ! Évidemment, il a tenté de m'envoyer bouler. « Mais tu m'emmerdes ! » éructait-il, furieux de voir ses idées sages se faire bousculer. Il avait peur, l'andouille. Peur de passer pour un enfant mal embouché, gribouilleur à trois doigts crasseux, géniteur d'un énième collier de nouilles. Peur de ne pas plaire. Peur de ne pas être aimé. Alors mes suggestions couillonnes, il les détestait. Il voulait être lui-même, me disait-il. Pfff ! mais l'imbécile, lui-même, tout seul, il est inintéressant puissance dix. Après moult palabres, j'ai réussi à lui faire entendre ma voix. Alors, il m'a donné ma chance et m'a laissé participer à son œuvre, que dis-je, notre œuvre ! Au final, Stefan Simchose, le marchand d'art, a kiffé notre « Hektar » du tonnerre de dieu. Les oligarques aussi. Depuis, on travaille toujours ensemble. En fait, je ne le quitte presque plus, sauf en cas d'alerte beaux-parents, bien sûr. Mais eux, on ne risque plus de les voir, car sa femme l'a plaqué. Soi-disant qu'elle ne supportait pas notre ménage à trois. Bon débarras ! On est bien tous les deux, uBulle et moi. Comment je m’appelle, au fait ? Oh, tout simplement : le petit grain de folie.
Alice de Castellanè