À l'endroit, des petits vieux charmants, souriants de toute leur mâchoire sans dents, des mamies et des papés auréolés de rares cheveux blancs cotonneux.
À l'envers, de sales gosses tous plus ou moins centenaires, têtus comme des mules, d'un égoïsme presque innocent.
On a envie de prendre les premiers dans nos bras, de leur dire qu'on les aime, de les remercier d'avoir peiné toute leur vie pour nous offrir la nôtre dans un écrin de confort.
Les seconds, on voudrait leur donner une chiquenaude discrète qui les enverrait incognito ad patres, car là, ils nous bouffent tout notre air et l'on en peut plus de les voir si décrépis.
Sauf que, ce sont les mêmes. Des vieillards tantôt charmants, tantôt horripilants qu'on a dû mettre dans cette maison de retraite pas si mal que ça. Parce qu'on n’avait pas le choix. Parce qu'on n’aurait pas pu langer notre propre mère, parce que replacer le dentier de son père, c'était au-delà de nos forces.
***
Ils seront tous là, ce vendredi après-midi, assis sur de sages chaises adossées contre le mur de la salle de réception de la Résidence des Cigales, tous pimpants et rosés, heureux d'assister en famille au spectacle de marionnettes. Leurs arrière-petits-enfants, qui trôneront à leurs pieds comme des trophées, feront résonner la pièce de leurs rugissements de plaisir.
Germaine avait trottiné sur ses maigres baguettes pour prendre d'assaut la meilleure place, en face de l'artiste. Elle avait réservé le siège à côté d'elle pour Roger, le seul pensionnaire mâle. Il n'était pourtant guère attirant. Le teint gris, les yeux enfoncés dans un amas de rides, il ressemblait plus à un singe capucin qu'à un homme, même vieux. Sa démarche donnait l'impression qu'il avait passé sa vie sur un bateau. Le dos voûté, la tête rentrée dans le cou, il avançait le ventre en avant, tout en tanguant. Mais Roger avait un sourire qui faisait craquer ses dames, notamment Léontine. Et ça, Germaine n'aimait pas. Elle imaginait des scénarios dramaturgiques pathétiques pour empêcher Léontine de s'approcher de Roger. Elle s'était approprié le vieil homme dans le seul but de priver sa rivale de l'unique présence masculine à peu près satisfaisante.
Pour tromper l’attente, Germaine reprit son ouvrage. Elle n’avait plus de famille, Germaine. Plus personne ne venait la voir, plus de petits à qui offrir une brassière ou un bonnet. Alors, elle tricotait pour ses « œuvres », les réfugiés, les sans-abri. Ces derniers temps, elle n’avançait plus guère. Les rhumatismes lui déformaient les mains et le métal des aiguilles lui glaçait les doigts. Et personne n’avait pensé à lui en proposer en bambou, bien plus confortables. Elle peinait Germaine, elle peinait.
Léontine fit son entrée en grinçant, suivant avec lassitude son déambulateur. Un aide-soignant voulut l’aider à prendre place, mais elle le repoussa avec une énergie insoupçonnée. Pas cette chaise-là, celle-là. Parce que de là-bas, elle pourrait voir arriver Roger et que le siège à côté était encore libre. Libre pour Roger. Léontine s’assit en grommelant : Germaine s’était, à nouveau, approprié la meilleure loge. Mais contrairement à elle, Léontine ne serait pas seule aujourd’hui. Quatre de ses petits-enfants n’allaient pas tarder à les rejoindre. Qu’elle était fière de ses petits, Léontine ! Et Roger, qui aimait les mômes, sera ravi de leur compagnie enjouée. Elle risqua un coup d’œil à Germaine : ah, là voilà qui se remet à tricoter ! n’avait-elle pas remarqué que son ouvrage avait perdu quelques tours depuis hier ? Léontine ricana. Tous les soirs, elle chipait le travail de son ennemie pendant qu’elle dormait devant les jeux télévisés et défaisait ce qui avait été fait la veille. C’est qu’elle savait y faire et qu’elle voyait encore clair. Elle.
Lorsque Roger fit son entrée dans la salle, il constata, consterné, qu’il allait se trouver devant un choix cornélien. À sa gauche, Léontine lui faisait de grands gestes, montrant la place libre à côté d’elle. En face, Germaine criait des « ho, ho » et des « ici ! » en pointant ses aiguilles sur le siège vacant à sa droite. Roger n'avait jamais eu beaucoup de succès auprès des femmes. Dénué de charme, hormis son sourire, il n'avait eu ni l'humour qui sauve les laids ni l'intelligence qui embellit les maigres. En fait, Roger était un frustré de l'existence.
Lorsqu'il était arrivé à la Résidence, un autre homme occupait les pensées de ces dames. Bien plus sémillant, plus jeune et dans l'ensemble bien plus sympathique que Roger. Les voies du Seigneur étant impénétrables, il disparut une nuit de pleine lune. Les mamies, attristées vinrent se consoler sur l'épaule de Roger qui prit goût à leurs attentions. Léontine fut caressante, Germaine assidue. Si bien que quand le monsieur suivant fit son entrée aux Cigales, Roger sut tout de suite ce qu’il lui restait à faire.
Il se montrait beaucoup plus hésitant face aux alternatives à sa disposition en cet après-midi de fête. Soit il choisissait Germaine et devrait supporter son fatiguant babil, soit il optait pour la compagnie de Léontine et ses affreux marmots criards. Roger soupira, balança son poids sur le pied gauche, puis droit, indécis. Les deux femmes le regardaient pleines d’espoir. Ah, qu’il était bon de se sentir aimé ! C’était pour jouir de ces moments-là qu’il avait interverti les pilules de son ex-rival avec celles d’une pensionnaire voisine. Clouant le premier sur son lit, paralysé, envoyant la seconde dans l’autre monde. Il se prit pour le roi de la Résidence.
C’est pourquoi il décida de s’asseoir, royal, à côté de Marcelle qui rosit, toute timide, à son approche.
Alice de Castellanè
Le train glissa en silence dans la lumière diffuse du mitan, abandonnant Cathy sur le quai désert. Décontenancée par l’absence de signalétique, elle farfouilla dans son sac et en ressortit la précieuse photographie. C’était bien ici, elle ne s'était pas trompée : le même village étincelait en face d'elle, sur la colline. Rassérénée, elle entreprit de gravir d’un bon pas la faible côte.
C'était main dans la main que Louise et Charles prirent à l'aube le chemin de la plage. Charles déposa son marcel sur la barrière de bois blanc qui ceignait leur modeste logis de vacances.
Ils marchèrent un peu, jusqu'à resse
— Tu me sembles épuisé. Ta journée ne t'a pas apporté toute la satisfaction espérée ?
— Tais-toi, j'ai pas envie d'en parler.
— Je crois que si, bien au contraire. C'est non seulement la fatigue que je peux lire sur ton visage, mais aussi de la tristesse. Peut-être. Ou de la crainte, je n'arrive pas toujours à décrypter tes expressions.
— De quoi j'aurais peur,
Une borie, tas de pierres amoncelées au fil du hasard, se dressait à deux pas du Petit Chaperon Rouge. Deux longues enjambées et elle pourrait trouver refuge dans cette rustique masure.