De monumentales stalactites piquetaient la voûte de l'insondable grotte dans laquelle ils pataugeaient depuis de ce matin. Malgré les puissants coups de rames que Perrette donnait à leur faible embarcation, ils ne paraissaient guère progresser. Alors, pour passer le temps, elle comptait les crevasses et les boursouflures du dôme qui couvrait la mer intérieure qu'ils tentaient, tant bien que mal, de franchir.
— Mais grave ! Le plafond s'approche de nous ou j’ai la berlue ?
SinBad, haussa les épaules. Ce qu'elle pouvait être stupide cette laitière ! Elle était venue le chercher sur le port d'Amsterdam, alors qu'il se tâtait, accoudé à une bitte d'amarrage, hésitant entre une retraite bien méritée et une aventure sans lendemain. Elle lui avait venté une chasse au trésor sans risque, un gros pactole à la clé et peut-être plus si entente. Enfin, ça, c'était ce qu'il s'était dit en la voyant bien fraîche, toute légère vêtue et les miches fort appétissantes. Comme il s'ennuyait ferme, il avait accepté, mais à l'unique condition qu'il soit le Chef de l'expédition. Bien sûr, elle avait consenti avec désinvolture, elle qui n'était jamais sortie de son trou. SinBad, avachi à la poupe de cette prudhommesque barque, se prélassait dans les souvenirs de ses homériques aventures de jeunesse.
— Cruche ! c'est l'eau qui monte, pas le plafond qui descend ! D'autant que le courant semble nous entraîner de plus en plus vite vers le fond de la grotte. Tant mieux, on ne devrait pas tarder à arriver. Que dit l’alexandrin ?
Perrette hésitait. Jusqu'à présent, SinBad ne lui avait guère inspiré confiance. Si elle était venue le chercher, c'était pour l'unique raison qu'elle ne connaissait pas d'autres marins célèbres et qu'elle n'avait pas osé s'aventurer seule sur cette mer souterraine. Et puis, entre nous, sa coupine Shéhérazade allait avoir grand besoin d’histoires toutes fraîches, son nouvel amant ayant… (mais, chut ! c’est un secret). Elle aurait peut-être dû faire appel au capitaine Haddock, mais ce pirate d'opérette ne lui semblait pas avoir l'expérience requise. Il clamait haut et fort avoir navigué sur tous les océans, mais elle se souvenait surtout de ses innombrables couillonnades. Enfin, SinBad était là et elle allait devoir lui accorder un minimum de confiance si elle voulait atteindre son but. Peu convaincue, elle récita cependant :
Sur la crique déserte, tu accosteras
— Mais je n’entraperçois pour l’instant que de vertigineuses falaises à perte de vue, ajouta Perrette.
— Attendons d'avoir atteint l'extrémité de cette grotte, il y a peut-être une ouverture tout au fond.
— Et s'il y en a pas, on va finir écrabouillé comme une galette bretonne entre la voûte et la paroi. Ou alors, périr noyés, pleurnicha Perrette qui regrettait un tantinet n’être pas restée tranquillou dans sa ferme des Mille Vaches. Quelle idée aussi de toujours vouloir courir après d’éphémères fantasmes de fortune. La dernière fois, ça ne lui avait pas vraiment réussi. Ses chimères lui avaient fait perdre pied, l'empêtrant dans ses bidons qu'elle avait envoyés valser au travers de la route. Adieu pots, adieu lait, adieu promesses de richesses. Combien d'heures sup' avait-elle dû accomplir pour rembourser son patron, se plier à ses quatre volontés, s'éreinter à la tâche, tandis que ses collègues prenaient peinard leurs RTT ? Ainsi, quand elle avait trouvé dans un Carambar ce rimaillon, en lieu et place de la stupide devinette habituelle, elle avait sautillé de joie : cette fois-ci, la fortune était à portée de main !
Les premiers vers promettaient en effet montagnes et merveilles.
Au fin fond de l'abysse, un trésor t’attendra
Perrette avait envoyé illico un texto à Jules Verne, le spécialiste des fonds marins, pour en savoir plus sur cette sceptique fosse. Il lui avait répondu en lui donnant une copie dédicacée de son Voyage au centre de la Terre, la page cinquante-quatre cornée et le nom du volcan — point d'entrée de tous abysses respectables — surligné au Stabilo Boss orange. Très complaisant, le Jules.
Le vieux corsaire, par contre, ne s'était pour le moment pas vraiment montré à la hauteur. Il avait passé les trois quarts du temps à ronfler à l'arrière de la barque. Elle avait une forte envie de lui assener un coup de rame pour le dégourdir un peu. Mais bon, il pouvait encore servir.
Contrairement aux apparences, SinBad ne dormait pas. Il ré-flé-chis-sait. La petiote s'était très bien débrouillée jusqu'à présent pour déchiffrer l'énigme. La seule difficulté fut de choisir la bonne bifurcation lors d'un embranchement en Y. Ils naviguaient tranquillos sur un distingué canal lorsqu’ils s'étaient trouvés devant deux vannes XXL, l'une ouverte, l'autre abaissée. Le vers spécifiait :
Press Up and Turn left, à la jonction des deux bisses
SinBad avait insisté, en tant que Chef de l'expédition, pour qu'ils ouvrent celle de gauche – fermant de ce fait celle de droite. Ils s'engouffrèrent dans le passage ainsi libéré. Cela lui avait paru logique sur le moment. Pourtant, alors que l'eau montait de plus en plus vite et que le courant semblait les emporter vers le fond de la grotte, il commençait à douter du bien-fondé de son choix. Il devait y avoir une ouverture, c'était certain. Mais pourraient-ils passer au travers ? Il regrettait d'avoir oublié sa lorgnette. Quel crétin ! Le manque d'habitude ou la sénilité ? Il ne restait plus qu'à prier. Soudain, il tressaillit. Si sa vue n'était plus ce qu'elle était, son ouïe, grâce à Dieu, était encore de premier ordre. Il farfouilla la caverne du regard. Elle était éclairée, tout doux, grâce aux diverses lucioles, vers luisants et feux follets qui constellaient, telle une signalisation urbaine, les coins et recoins de la grotte. Un léger clapotis semblait s’approcher d'eux.
— Perrette ! tu n'as rien entendu, chuchota-t-il. On dirait le même bruit que tout à l'heure. Tu sais, avant l’intersection. On avait cru qu'un bateau nous pourchassait.
Mais la jeune fille n'avait rien ouï, toute perdue qu’elle était dans ses délires oniriques. Qui aurait donc pu les suivre, personne n'était au courant de leur aventure ? Enfin, si, monsieur Verne. Mais il ne savait rien du trésor. Aurait-il cafté ; avait-il envoyé quelqu'un à leur trousse ? Perrette fit la moue. Pas étonnant, à la réflexion, pour quelqu’un qui a gagné sa croûte sur les dos d’un nombre incalculable d’improductifs baroudeurs. M'enfin ! ne pouvait-elle pas, au moins une fois dans sa vie, avoir de la chance ?
— SinBad ! je crois que ça ne sert plus à rien de ramer. Regarde, le courant nous entraîne sans que l'on puisse y faire grand-chose. Où se trouvent les freins ? On ne pourra pas accoster à cette vitesse !
— Voilà les freins, fillette ! Au moment voulu, je lancerai cette corde, tel un lasso, sur un éperon rocheux.
— Pour l'instant, je ne vois aucun éperon, soit-il de roche, de fer ou de béton ! bougonna la laitière. Oh ! mais si, regarde là !
— Vite, dans mes bras, jeune demoiselle !
— Ah ben ça, qu'elle drôle d’idée !
— Mais si, vite ! Je vais darder mon licol et à nous deux nous pourrons retenir la barque. Bouge ton popotin !
Perrette soupçonna le gros dégueulasse de profiter de la situation. Elle fit cependant ce qu’il lui avait demandé et le frêle esquif s'arrêta comme par magie, pile-poil sur la petite crique. Occultée, telle qu’elle était par un – Hallelujah — providentiel éperon rocheux, il eût été quasi impossible de la trouver sans indices. Ils tirèrent leur rafiot à l'abri et SinBad indiqua un recoin discret :
— Viens, allons derrière ce monticule.
— Pas question, je me méfie de toi maintenant !
— De moi ? Quelle idée ! On va se cacher là pour savoir s’il y a quelqu'un qui nous poursuit. Viens, rapidos, j'entends à nouveau le clapotis !
Une minute à peine s'était écoulée quand ils avisèrent un radeau de fortune sur lequel se tenait fier comme Artaban, le légendaire Phileas Fogg. Impassible, il ne le resta pas longtemps. Emporté par le courant, sans avoir pu apercevoir la crique à temps, il glissa de plus en plus vite vers ce qui ressemblait à un siphon de baignoire. Dans un interminable cri de détresse, ils virent l'intrépide aventurier se faire avaler par le tourbillon. Autant par déférence que par la rétrospective peur qu'ils venaient de subir, ils firent une minute de silence. SinBad reprit le premier ses esprits.
— Voilà, ça, c'est fait ! Nous pouvons désormais poursuivre notre route.
La suite fut simplissime. Ils n’eurent qu’à emprunter un couloir désigné par un panneau lumineux « Sortie de Secours » qui les amena directement à leur destination : un abysse de fort belle proportion. Enfin à l’air libre ! Le soleil se couchait avec délicatesse au-delà des montagnes, mais le fond du cratère était déjà plongé dans la pénombre.
Dire qu'il n'y avait pas une goutte d'eau eût été un mensonge éhonté puisque quelques flaques résistaient çà et là et même un marais salé avait survécu au centre de l'abysse. Quelques moutons Ouessant s’en approchaient cahin-caha, attirés comme des mouches par le vinaigre. Les parois de la fosse luisaient des mille feux d’une boutique Swarovski. Le cratère venait de se vidanger, offrant à la jeune laitière et au marin aguerri un spectacle féérique.
— J'ai peur de ne pas comprendre. Comment l'océan a-t-il pu se vider ; où est passée toute cette eau ? réussit à articuler Perrette.
Malgré sa longue expérience, SinBad n'avait jamais pu admirer ce prodige de ses propres yeux. Certes, des légendes circulaient sur les navires, des histoires pour marins pas très sages. On disait que les flots pouvaient s'assécher de temps à autre, l'eau étant déviée par moment vers un deuxième plan d'eau. Une idée de soudards, avait-il toujours pensé. Sauf que là, il se trouvait enfin devant le phénomène et son explication. Un bête système de vannes modifiait la trajectoire des fleuves et mers souterrains, permettant ainsi à la flotte de couler d'un point à l'autre du globe, voyageant et s'oxygénant par la même occasion.
— Ah, ben voilà, c'est limpide ! fit-il à voix haute.
— Beuh ! La suite de l’alexandrin n'a rien de limpide :
Dans un sourire la fortune tu trouveras
— Je ne parlais pas de cette charade à deux balles, gente demoiselle, je pensais à mister Fogg. S'il a réussi à faire le tour du monde en quatre-vingts jours, c'est grâce au sas. Le vieux bougre doit maintenant barboter de l'autre côté du globe. Fastoche !
Devant les yeux ahuris de Perrette, il soupira. Trop long à expliquer. Il valait mieux partir à la chasse à la risette, et vite si possible. Il n’aurait pas fallu que quelqu'un, à l'extrémité, décide de remplir cet océan-ci avant qu'ils n'aient découvert le magot.
C'est alors que SinBad vit le premier sourire. Une apparition si éphémère qu'il crut avoir rêvé. Il se pinça. Aïe ! Un deuxième sourire s’esquissait sur la paroi rocheuse à côté d’eux, évanescent, une espèce de flash diaphane. Cette fois-ci, Perrette l'avait vu aussi. Ils n'eurent qu'à suivre les sourires qui, sournois, se déplaçaient en clignotant comme des fous. Arrivés devant un menhir gravé — sans doute un cadeau qu'Obélix avait perdu un jour en mer — les sourires se firent plus insistants. Pas de doute, ils avaient trouvé l'emplacement du trésor.
— Le chat. De. Cheshire ! articula Perrette avec application.
— Oh, pauvr', mais qu'est-ce qu'elle nous fait !
SinBad n'eut guère le temps de prononcer ces quelques mots que les flots jaillirent de nombreuses cavités. La fosse abyssale se remplissait à nouveau. Pris de panique il chercha une issue qui ne fuyait pas. Le niveau de l'eau montait à une vitesse phénoménale. Ses yeux s'accrochèrent à un incident de parcours : un canot pneumatique le narguait dans un infernal bruit de moteur. Sur la nacelle : une cassette débordante de bijoux, pierreries et napoléons— tout ce qui doit de se trouver dans tout bon trésor normalement constitué. À côté du coffre, Perrette.
— Perrette ! Attends-moi, je vais me noyer !
— Désolé SinBad, mais je n'ai plus besoin de toi, cria-t-elle par-dessus le glouglou de l'eau et le ronron du diesel. Vengeance personnelle, mais aussi au nom d’Ève et de toutes les femmes de la planète qui se sont fait enclumés par des petits cons machistes comme toi. Tiens, voilà la véritable et intégrale énigme, afin que tu ne meures pas complètement idiot aujourd’hui :
Au fin fond de l'abysse, un trésor t’attendra.
Turn left and press Up, à la jonction des deux bisses,
Sur la crique déserte, tu accosteras.
Suis le chemin qui te guidera vers l’abysse,
Le sourire, clair, tu identifieras
Un radeau apparaîtra, magie du roman.
Puis, vraiment très vite, tout seul, tu y monteras,
Le pactole tu gagneras ; victorieusement !
Adieu SinBad !
Alice de Castellanè
Un pas, puis un autre, encore et encore, Mathilde tirait le cadavre de Solange, l'une de ses consœurs, avec courage et détermination sur ce terrain fort malaisé, encombré de pierres de toutes sortes, et même quelques montagnes, dont le Kilimandjaro à n'en point douter.
Je t'attends. Tu pars, mais je serai là, sur ce banc, à ne penser qu'à toi, mon cher mari.
La ferme végète. Par manque d'hommes, de chevaux, tous au front à maîtriser l'ennemi.
Mais le potager et le verger ne nous ont pas délaissés.
Je peux nourrir le petit Paul et donner mon lait à notre Yvette qui ne connaît pas encore tes bras valeureux.
Le télégramm
Lieu :
Atelier du peintre, pots de peinture alignés sur le sol, toile format XXL fixée à l’un des murs.
MP3 :
« Dies irae » suivit du « Lacrimosa » (Requiem de Mozart).
Ambroise, le peintre, sort de sa méditation. La séance de peinture automatique peut commencer. Musique.
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Le train glissa en silence dans la lumière diffuse du mitan, abandonnant Cathy sur le quai désert. Décontenancée par l’absence de signalétique, elle farfouilla dans son sac et en ressortit la précieuse photographie. C’était bien ici, elle ne s'était pas trompée : le même village étincelait en face d'elle, sur la colline. Rassérénée, elle entreprit de gravir d’un bon pas la faible côte.