La vieille patiente là, sur le pavé, rue Picpus, son étal à ses pieds. Comme chaque matin de chaque année depuis des lustres. Sur le tréteau de bois fatigué, trois boîtes de fer.
Il l’épie, à l'abri de son rideau de dentelle au crochet, assis sur son éternel fauteuil râpé. Comme chaque matin de chaque année depuis tout autant de lustres. Il estime tous les recoins de ses rides, les parcelles d'expressions, petites touches de sa vie. Il pourrait décrire chacune de ses dix robes, aubergine, prune, bordeaux, informes choses qui lui couvrent jusqu’aux mollets. Ses deux paires de chaussures — peu servies — la promènent de son éventaire à l'entrée de son immeuble, trois pas derrière elle. Trois noms en face des sonnettes. Il en a déduit qu'elle s'appelait Madame Martin. Il n'en sait pas plus. N'a jamais cherché à percer le mystère des trois coffrets.
Parfois, un badaud s'arrête devant sa maigre camelote. La conversation s'engage. Il ne peut que deviner ce qui se dit. Son ouïe le trahit depuis déjà fort longtemps. Vous vendez quoi ? Qu'y a-t-il dans ses boîtes ? Il ne connaît pas les réponses. Jamais elle n'a montré le contenu aux curieux. Elle tend la main, empoche quelques piécettes, soulève le couvercle en protégeant les côtés de ses doigts. Ne jamais en laisser entrevoir la teneur. Il la regarde marmonner aux biscuits, attendre une réaction invisible, reprendre son soliloque, attendre. Un ou deux instants plus tard, elle rabat avec fracas la chape et adressant à son acheteur un large sourire édenté, lui donne ce qui semble être une réplique satisfaisante puisqu'il repart d'un pas guilleret.
Il aurait aimé pour pouvoir descendre dans la rue, s'arrêter devant l'étal de Madame Martin, découvrir ses trésors. Ses boîtes sont devenues son obsession. Ses boîtes et leurs secrets qui rendent les gens heureux. Car il s’emmerde à mourir, sans distraction autre que les manigances de Madame Martin. Car il se tortille dans le vide de sa vie, cloué dans son fauteuil roulant, avec pour tout aide une infirmière grognon qui passe en coup de vent deux fois par jour.
***
Madame Martin n'est plus. Il ne l'a pas vue pendant trois longs jours. Puis, des gens sont entrés dans son immeuble et en sont ressortis avec ses meubles. Des tas de vieux meubles de bois très foncé et tarabiscoté. Des coussins et des chats. Et les trois boîtes. Les gens ont embarqué le mobilier, les coussins et les chats, mais ont laissé les trois reliquaires sur le trottoir, à côté des poubelles. Dès que les déménageurs ont tourné le dos, il a interpellé une gamine qui rôdait, lui promettant perles et merveilles si elle lui remettait les coffrets.
Elles sont là, devant lui, alignées sur la table du salon. Sous le voile de la première femme peinte sur le couvercle, un nom : Amour. Dans les cheveux de la deuxième : Argent. Dans la main de la dernière : Santé. Il les caresse, se demande s'il a le droit de les ouvrir, comme ça, sans sésame. Alors, il marmonne quelque chose d’opaque, juste ce qu’il faut d’occulte. Croit-il. Puis, sans plus tergiverser, il soulève avec précaution la première. Rien. Vide. Pas même une miette. Bouillonnant, il s’attaque aux deux autres. Rien. Vide. Le néant dans sa plénitude. La minote, pas tout à fait partie, à peine planquée dans l’embrasure, suggère que peut-être il devrait poser la question.
— Quelle question ?
— J’sais pas. La vieille, elle posait toujours une question à la boîte.
— Et bien, vas-y, pose une question, toi !
La gosse se glisse vers la table et comme le faisait Madame Martin, place sa main sur les hanches d’Argent, prend un air inspiré et claironne : « Est-ce que maman va trouver bientôt un travail ? ». L’enfant redresse le couvercle et son regard semble se transfigurer. Il voit alors une lumière vive provenir de l’écrin. Il tente de piloter son fauteuil derrière la fillette, mais celle-ci referme le coffret d’un claquement sec.
— Eh, et moi ! Je voulais guigner aussi !
— Tu n’as pas le droit, c’est réservé à celui qui pose la question.
— Comment le sais-tu ?
— Ben, je sais pas. C’est juste normal, quoi. Tu poses une question, la boîte, elle te répond. T’as qu’à essayer avec une autre !
— Non, donne-moi celle-là !
Il s’en empare, grommelle vite fait « Est-ce que l’OM va gagner ce soir ? » et louche dans l’ouverture. Rien. Toujours vide.
La gamine ricane un peu, récupère l’objet et réitère la demande. À nouveau, un reflet du soleil semble envahir la figure de la petite. Ses yeux zigzaguent, examinent le contenant, elle pousse même son petit doigt sur les bords, se gondole et referme le tout.
— Oui, ils vont gagner trois à deux.
— Mais qu’est-ce que tu vois là-dedans ?
— La scène. Ce qui va se passer. Comme au cinéma, mais en vrai. J’ai vu les buteurs, les spectateurs hystériques dans les gradins. Le match, quoi. Mais en accéléré en fait.
— Et pourquoi moi je vois rien ?
— J’sais pas. P’t’être parce que t’y crois pas. Quand tu ouvres, tu dois y croire. Être certain que tu vas voir quelque chose.
— Ah ! Je vais essayer alors. Va-t’en, laisse-moi maintenant.
— J’pourrai revenir ? Poser des questions aux trucs ?
— Oui, tu peux.
— Dis, comment tu t’appelles ?
— Henri. Et toi ?
— Clara. Adessias Henri !
Il la regarde quitter la pièce en sautillant. Il sait que contrairement à Clara, il n’arrivera jamais à faire parler ces coffrets. Leurs trésors sont réservés à ceux qui ont gardé une imagination fertile. Ou aux saintes illuminées. Ou aux voyantes toquées.
Avec quelque chose comme une pointe de regret, il balance les trois caissettes à la poubelle.
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