Ses pas menus résonnent sur les dalles du sentier. Ils cliquettent, tantôt guillerets, tantôt inquiets. Où va-t-elle au juste ? Dans le labo, à l'autre bout du parc, là où les lumières, coloris francs, brillent raides et glaciales. Un monde à l'opposé de l'auberge dont elle a fermé la porte d'une main pourtant certaine. Oui, il le faut, elle a choisi. Cette cure detox, elle en a besoin. Elle en a rêvé ces derniers mois, étirés dans la poussière du quotidien, dans l'ennui, le brouhaha des commérages, les entourloupes à tricoter, les manigances du petit chef et les revenchardises des collègues. Cette pause, elle l'a méritée. Pas donnée pour autant. Les Templiers sont réputés. Elle n'aurait pas confié son âme à n'importe qui.
Ses pas ralentissent un tantinet, s'arrêtent à côté de ce banc. Elle s'y affale. La vieille ferme retapée, îlot de zénitude, terre d'asile pour les égarés, clignote de milles flammes. Le tenancier voue un culte aux bougies. Purification de l'air, apaisement des esprits, clame-t-il. Elle serait bien restée vautrée sur les pelisses devant l'âtre, à boire du chocolat chaud et les yeux plissés à suivre les volutes des chandelles. L'auberge est certes accueillante, mais elle n'est pas là que pour ça. Ses genoux se tortillent, embarquent son bassin dans une torsion à quatre-vingt-dix degrés. Le banc craque sous ses fesses. Elle a rendez-vous dans l’immeuble moderne de cinq étages, à l'autre bout du parc.
Un instant, elle croit y lire le mot « parking ». Illusion fugace ou révélation ? Le mirage se floute. En quelque sorte, c'est bien cela : un garage pour les âmes en détresse. Une pause dans sa vie stressée. Oui, c'est bien ce qu'elle est venue chercher, trêve de tergiversation. Ses pas reprennent leur cours, rassérénés.
Un papillon orangé cavale d'un buisson à l'autre. Derrière lui suit une ombre qui la salue, automate au regard vide. Un patient, pense-t-elle. Elle en a déjà croisé quelques-uns depuis son arrivée ici. Ça fait un peu peur, au début. Mais l'on sait à quoi s'attendre. Et puis, le parc est sécurisé. Personne ne peut entrer ou s'égarer à l'extérieur. Que deviendraient ces gens lâchés dans la nature ? Elle frissonne. Et si leur esprit ne leur était jamais rendu ? Oh, elle a bien rencontré des ex-détoxés lors de ces séances organisées par les Templiers pour promouvoir leurs fameux séjours ! Mais sont-ils tous revenus ? Un frisson parcoure ses jambes, la fait trébucher. Elle s'accroche à une souche, marque un temps d'arrêt. Et que font-ils des âmes ?
Elle réalise que dans l'euphorie du moment, elle a signé le chèque sans vraiment s'être posé toutes les questions. La présentation était léchée. Tout semblait clair. Des photos très travaillées du labo, des schémas, des explications à la pelle pour que l'on oublie l'essentiel. Et puis, cette belle maison dans son écrin de verdure, son salon convivial, la baie vitrée, les poutres blanchies à la chaux, les couettes douillettes, un hôtel boutique, dix chambres et un gérant aux petits oignons. Les corps séjourneront ici, leur essence de vie restera dans l'un des tiroirs de l'immeuble moderne juste en face. Au « parking ». Une semaine ou dix jours sans penser, sans ressasser le passé, sans s'angoisser sur l'avenir. Les Templiers ont leur réputation pour eux, gardiens du temple depuis des siècles. Son temple à elle, dans quelques minutes.
Ses pas l'entraînent, presque sans qu'elle puisse les freiner. Elle quitte le petit bois et se retrouve en pleine lumière devant le laboratoire. Ses lignes droites rassurent. Pas de chichis, rien d'inutile. La science au service de l'Homme. La porte vitrée s'ouvre sur un hall d'une blancheur clinique. Elle s'arrête. Que vont-ils faire de son âme ? Stockée dans un coffre, bien au chaud dans ce bâtiment ultra-sécurisé, prétend la brochure. En vérité ? Personne ne le sait vraiment. Personne en tout cas ne peut lui assurer qu'elle ne sera pas perturbée, disséquée, utilisée, vilipendée, envoyée ailleurs le temps de sa cure, échangée lors de la réintégration dans son corps. Ou pire, perdue, vendue. Ne subsistera d'elle qu'une coquille vide condamnée à errer dans ce parc, dormir et manger comme un automate dans cette auberge de luxe.
— Madame Duchanel ? Entrez donc nous vous attendons.
L'hôtesse, sourire plastique scotché commercial, s'empare de son bras et la guide à l'intérieur. Elle se redresse, ses pieds s'affermissent. Oui, c'est ce dont elle a besoin. Oublier son passé, ses soucis, ses ennuis.
Errer sans but, pour que ses angoisses ne reviennent plus jamais la hanter.
À l'endroit, des petits vieux charmants, souriants de toute leur mâchoire sans dents, des mamies et des papés auréolés de rares cheveux blancs cotonneux.
À l'envers, de sales gosses tous plus ou moins centenaires, têtus comme des mules, d'un égoïsme presque innocent.
On a envie de prendre les premiers dans nos bras, de leur dire qu'on
Salut ! Ne cherche pas plus loin, dans cette histoire, l’emmerdeur, c’est moi ! Depuis que je squatte ici, on dit de moi que je suis l’empêcheur de tourner en rond, le faiseur d’embrouilles, le grain de sable qui fait caler le moteur. Tout ça et bien plus !
Anaïs déploya ses petits bras trop maigres, prête à s'enfuir. Elle les agita, mimant l’envol d’un oiseau.
Qu'attendaient-ils là haut ?
Pour ne pas flétrir cette aura de zénitude qui l'enveloppait, elle glissa sur le faux sable devant l'hologramme de plage ensoleillée. Ses jambes, deux baguettes fragiles, la soutenaient dans une danse évanescente. Tout
Ce n’est qu’arrivé au centre de l’allée « Conserves et condiments » que le vieux Matthieu se rendit compte qu’acheter une boîte de petits pois allait s’avérer plus complexe qu’il ne le l’avait imaginé.