— Ce sont ses cris.
— Comme presque chaque matin.
— Quand il n'est pas là.
— Il n'est pas souvent là.
— La voilà qui s'échappe.
— Elle vient vers nous.
***
Les yeux barbouillés de brouillard, Adriana dévala les quatre marches du perron. Il s'en fallut de peu qu'elle se prenne les bottines dans ses nombreux jupons blancs. Elle renifla, s'essuya au revers de sa manche de satin rose, redressa le buste et courut loin, loin, tout au fond du jardin. Là où le gazon s'entremêlait au sous-bois, là où la cascade se nichait, loin, loin de sa féroce gouvernante.
— Adriaaana ! Où êtes-vous ? Revenez, Mademoiselle, revenez tout de suite !
La petite fille calfeutra ses oreilles dans la paume de ses mains. Non, elle ne rentrerait pas. Tant que son père n'annoncerait pas sa visite, tant qu’il ne viendrait pas la sauver, elle se cacherait. Mais où ? Elle n'osa pas s'enfoncer entre les grands cèdres. Leurs branches, terminées par de longues griffes pointues, tournoyaient au-dessus de sa tête, frôlaient les rubans de ses anglaises lui arrachant des grelots étouffés.
— Mademoiselle ! Revenez immédiatement. Je compte jusqu'à trois !
Affolée, Adriana plongea entre deux topiaires. Sa gouvernante, qui était sortie à son tour, parcourait les allées du jardin d'un pas très énervé. Sa voix tournait à l'aigre. Si elle la retrouvait, elle aurait droit à la cravache ou au martinet puis elle serait jetée au cachot pendant deux jours et deux nuits. Au pain sec et à l’eau.
La petite fille se ratatina jusqu'à ne former qu'une boule de chiffons. Mais ses dents claquèrent sans qu'elle puisse y remédier. Soudain, elle sentit sur sa joue droite une chaleur douce qui apaisa ses tensions. La même chose se produit sur sa joue gauche. Elle daigna entrouvrir les paupières et vit deux nébuleuses de formes indéfinies qui irradiaient d'une lueur orangée. À cet instant, elle entendit à l'intérieur même de son corps deux faibles voix qui chuchotaient :
— Ne t'inquiète pas, nous sommes là pour t'aider !
— Tu sembles déjà rassérénée, ta mâchoire ne crisse plus !
Elle n'osa pas ouvrir la bouche de peur de dévoiler sa présence. Mais elle pensa très fort en elle-même :
— Mais, mais… qu’est-ce donc ? Que, qui…
À sa grande stupéfaction, ils confessèrent dans le creux de son cœur :
— Nous sommes des Lutins, éléments de la nature, des créatures élémentaires. Mais nous prêtons main-forte aussi aux Hommes...
— … et aux petites filles !
— Mais seulement si elles nous le demandent !
Ils gloussèrent malicieusement. Adriana les supplia alors de faire disparaître la gouvernante et d'appeler son père afin qu'il vienne la délivrer.
— Ho, ho, jeune demoiselle, nous ne sommes pas des magiciens, nous n'avons pas de tels pouvoirs.
— Oui, mais nous pouvons contribuer à te dissoudre dans le paysage.
— Ah, mon frère, tu as raison, ça, nous pouvons le faire.
Ni une, ni deux, les Lutins s'entretinrent avec les animaux du jardin qui amenèrent feuilles mortes, branchettes et brins d'herbe. Ils sollicitèrent ensuite les Elfes qui soulevèrent une délicate brise balayant le butin jusqu'à la camoufler de la tête aux pieds.
La fillette n'osait plus respirer. Elle les remercia en silence puis enchérit :
— Peut-être vous serait-il possible de créer aussi une légère brume, quelque chose qui fasse perdre à ma gouvernante son sens de l’orientation ?
— Nous, Lutins, nous n'avons pas cette capacité. Mais les Sylphes oui ! Nous allons de ce pas relayer ta demande.
La douce chaleur s'éloigna de ses joues. Un sentiment de tristesse fugace pesa sur son âme. Elle espérait retrouver au plus vite ses nouveaux amis. Elle avait tant de questions !
À l'évidence, les Sylphes mirent du cœur à l'ouvrage. Ces entités de l’air tissèrent une trame complexe. Ils empruntèrent le souffle de la terre, les perles de rosée et les exhalaisons des insectes volants. Leurs corps énergétiques gonflèrent alors cette délicate dentelle qui déploya sa beauté.
La petite fille, qui avait tenté un œil hors de son bouclier végétal, contempla la vapeur d'eau s'élever du sol et gagner tout le jardin. Les premiers rayons du soleil s’entrechoquèrent sur les particules en suspension et irradièrent de toute part. La brume opalescente en devint aveuglante.
— Adriana ! Revenez, on n'y voit goutte ! Vous risquez de vous tordre une cheville ou de vous briser les os. Revenez, vous dis-je !
Elle entendit sa gouvernante passer et repasser à plusieurs reprises à proximité du topiaire qui l'abritait. Puis, elle distingua une irrésistible mélodie cristalline qui s'égrenait au-dessus des rosiers. Elle ressentit le besoin impérieux de se lever et de suivre l’envoûtante musique. Mais la chaleur orangée ressurgit contre ses deux joues et elle perçut, à l'intérieur de son être, la voix de l’un des Lutins :
— Ne bouge pas, petite, ce sont les Ondines qui attirent ta gouvernante vers l'étang. Attends encore un peu.
Quelques secondes plus tard, un grand cri résonna dans la brume, suivi d’un plouf retentissant :
— Adria... glouglou... na ! Au sec... glouglou... ours !
Alice de Castellanè
Avril 2034
Un chaton de peuplier virevolte autour de Gabriel qui ne peut réprimer un éternuement. Des « chut ! » tout aussi sonores lui rappellent cependant que la discrétion s'impose. Le groupe de jeunes gens s'affaire à l'orée de la forêt de cèdres, un peu à l'écart des adultes et de leur excitation. Là-bas, aux abords du village de fortune, les ordres fusent, se
D'un trait vif, il esquissa les yeux fatigués de Louise. Il redonna à sa silhouette pesante, alourdie par les aléas de sa morne existence, une seconde vie.
La vieille patiente là, sur le pavé, rue Picpus, son étal à ses pieds. Comme chaque matin de chaque année depuis des lustres. Sur le tréteau de bois fatigué, trois boîtes de fer.
Il l’é
Le train glissa en silence dans la lumière diffuse du mitan, abandonnant Cathy sur le quai désert. Décontenancée par l’absence de signalétique, elle farfouilla dans son sac et en ressortit la précieuse photographie. C’était bien ici, elle ne s'était pas trompée : le même village étincelait en face d'elle, sur la colline. Rassérénée, elle entreprit de gravir d’un bon pas la faible côte.