Je t'attends. Tu pars, mais je serai là, sur ce banc, à ne penser qu'à toi, mon cher mari.
La ferme végète. Par manque d'hommes, de chevaux, tous au front à maîtriser l'ennemi.
Mais le potager et le verger ne nous ont pas délaissés.
Je peux nourrir le petit Paul et donner mon lait à notre Yvette qui ne connaît pas encore tes bras valeureux.
Le télégramme ment.
Porté disparu. Comment peut-on disparaître ?
Je ne le crois pas. Il ment. Je t'attends sur mon banc en te tricotant de solides chaussettes.
Yvette marche. Elle me suit à la vigne. Cet hiver, je taille seule les sarments.
Le régent dit que Paul est sage. Il m'aide comme il peut le petit.
Les hommes sont revenus. L’orge et l'épeautre ploient sous le mistral.
Je t'attends, tu as dû être retenu.
En ton nom, je lance le signal des moissons. La récolte sera bonne.
On me conseille d'acheter les terres du Père Milou. Dois-je accepter ?
Mon courrier m'a été retourné. Barré, tracé. La guerre est terminée à ce qu'il paraît.
Le monsieur du remembrement me harcèle. Échanger un arpent contre un autre.
Il a bien fallu que je consente. Nos huit hectares sont désormais d'un seul tenant.
Paul arrête l'école. Il doit m'aider à la ferme. Le chasselas ne paie plus aussi bien qu'avant.
J'ai à mes pieds le dernier panier de raisin. Il est pour toi, quand tu reviendras.
Car je t'attends, sur mon banc. Je tricote des gilets pour nos saisonniers.
Les fonctionnaires de Paris nous ont donné des sous pour mettre des pommes. Adieu vigne et champs de blé !
Tu ne seras pas content quand tu verras ça.
Je n'avais pas le choix, tu sais.
Yvette a trouvé une bonne place chez le notaire de Gordes. Elle y sera bien, je crois.
Les arbres sont robustes et croulent sous les fruits. La coopérative nous les achète un bon prix.
Paul a engagé deux salariés. Il désire retourner à l'école, le soir après le labeur.
J'ai peur. Pour la première fois, j'ai peur. Et s'il abandonnait la terre, lui aussi ?
Il prétend que je pourrai me débrouiller toute seule. Avec nos aides. Qu'il ne sera jamais très loin.
Je me réfugie souvent sur le banc et je t'attends toujours.
Tu n'es pas mort, tu n'es que disparu. Tu reviendras, je le sais.
J'ai troqué les gilets contre des brassières. Paul vient d'avoir un bébé.
Sa femme est très jolie. Une fille de la ville, une fille bien.
La coopérative ne veut plus de nos Golden. On va devoir raser les charpentières et greffer des Vauriasse.
Ma hanche gauche m'a lâchée. Le chirurgien m'en a greffé une en plastique.
Le potager est à l'abandon. Je ne peux plus me baisser comme avant.
Après les Vauriasse, nous avons dû mettre des Pomme d’Adam. Puis des Reinette du Luberon.
Et à nouveau des Golden.
Les prix dégringolent chaque année. Mais Paul pense qu'il y a une solution.
C'est qu'il est devenu quelqu'un le petit. Il est au conseil communal. Tu peux en être fier.
Il veut que je vende ! Paul insiste pour que je m'en dessaisisse maintenant.
Les terres, la maison. Mon banc !
C'est impossible, lui ai-je dit. C'est ici que tu m'as demandé de t'attendre. Alors je t'attends.
Les pommes, ça ne paie plus.
La dernière récolte est dans une caisse, à mes pieds. À côté du raisin que je t'ai gardé.
Yvette et son mari — un avocat — m'encouragent eux aussi à liquider mes biens.
Je refuse.
Ils s'obstinent tous. Se montrent de plus en plus pressant.
Il paraît que j'ai trop tardé. Paul prétend que l'État va m'exproprier. Enfin, pas tout à fait.
Juste la ferme. La maison et le banc m'appartiennent toujours.
Je regarde pousser autour de moi d’immenses entrepôts, puis des routes.
Une autoroute se déroule à l'arrière.
Ikea m'offre des centaines de milliers de Francs pour me racheter le peu qu'il me reste.
Par charité, qu'ils disent. Ils ne pourront rien faire de ce minuscule triangle d’herbes folles perdu dans l’entrelacs d’asphalte.
Je refuse. Je refuserai jusqu'à ma mort. S'ils veulent saisir mon logement, qu'ils le prennent !
Mais le banc, jamais !
Ces émotions me fragilisent le cœur.
Je ne vois plus ni Paul, ni Yvette, ni mes petits-enfants. Ils sont fâchés.
Je m'assieds sur le banc. Je ne tricote plus. L'arthrite, tu sais.
La cagette de raisin et celle de pommes sont là, à mes pieds.
Ce soir, je t'attends. Je n'ai plus la force de lutter. Viens, s'il te plaît, viens ce soir.
Ne m'abandonne pas cette fois-ci !
Alice de Castellanè
La vieille patiente là, sur le pavé, rue Picpus, son étal à ses pieds. Comme chaque matin de chaque année depuis des lustres. Sur le tréteau de bois fatigué, trois boîtes de fer.
Il l’é
D'un trait vif, il esquissa les yeux fatigués de Louise. Il redonna à sa silhouette pesante, alourdie par les aléas de sa morne existence, une seconde vie.
Le doigt d'Odette venait de se coincer entre le K et le L. Son bref cri de désolation se fondit dans la tourmente des cliquetis. Sa voisine hissa un sourcil compatissant sans tourner la tête, toute à sa missive qu'elle déployait staccato presto.
Le train glissa en silence dans la lumière diffuse du mitan, abandonnant Cathy sur le quai désert. Décontenancée par l’absence de signalétique, elle farfouilla dans son sac et en ressortit la précieuse photographie. C’était bien ici, elle ne s'était pas trompée : le même village étincelait en face d'elle, sur la colline. Rassérénée, elle entreprit de gravir d’un bon pas la faible côte.