Sa mémoire vacille. Il s'accroche à chaque brin, filaments ténus qui flottent quelque part dans sa tête. Il voit des choses, des flashs parfois ou une lumière diffuse, comme la couleur bleu pâle de la robe d'été de cette jeune fille. Il réfléchit, ne sait plus si son prénom lui a toujours été inconnu ou s’il s'est égaré dans son passé. Il a dû lui susurrer des mots doux, l'appeler de petits noms affectueux. Mais de cela, il ne s'en souvient pas. À l'inverse de sa robe qu'il pourrait encore détailler centimètre par centimètre. Cotonnade d'azur paré de minuscules fleurs blanches. Et les taches de sang qui ont jailli, majestueux, postillonnant des cœurs rouges sur son corsage. Sur ses cuisses aussi. Puis, le tableau s'est flétri. La composition a sombré dans le glauque. Il chasse de son esprit le bain visqueux qui avait éclaboussé ses jambes. Il s'était éloigné bien vite de cette scène qui ne montrait alors plus aucun intérêt.
C'est étrange, mais les sons ont survécu à la tourmente. Pas tous, bien sûr. Il jouit toujours de certains cris, cris d'effroi ou de surprise, de douleur enfin. Mais ceux qu'il préfère ce sont les feulements rauques, emmêlés dans des gargouillis, des gargouillis qui perdent vie. Il recueille avec amour les quelques grains de mémoire précieux, modulations orgastiques produites par cet homme rencontré au Jardin des Doms, un soir de novembre. Le destin, un lieu, une heure, le hasard. Lorsque le pauvre bougre avait tâtonné pour retrouver ses globes oculaires pendouillant, ses hurlements avaient franchi toutes les octaves, escaladant sans complexe la gamme mineure. Comme il est heureux de pouvoir les entendre encore. Combien de temps avant qu'ils ne tombent dans l'oubli eux aussi ? Alors il s'entraîne, exerce cette foutue mémoire, repasse en boucle tous ses souvenirs. Pour qu'aucune miette ne s'en échappe.
Il a presque perdu l'odorat. C'est ce qui fout le camp en premier, paraît-il. Il n'arrive plus à se remémorer les nuances de l’arôme de chair brûlée. Celle de Solange, son premier meurtre. Le plus excitant. L'envie le démange soudain, le désir de réitérer l'expérience. Oh, il n'ira pas jusqu'au bout cette fois-ci. Il n'en a plus la force. Juste un bref « pfuit ! » un grésillement et retrouver enfin cette odeur disparue. La vieille chouette fera l'affaire. Clouer le bec à cette détestable mémé qui hulule sans discontinuer reposerait les oreilles de tout l'étage. Il aimait rendre service à l'humanité. Reste à trouver des cigarettes. Un mégot abandonné suffira. Il n'y a qu'à demander. Du petit personnel est à son entière disposition.
Une quinqua à l'air revêche pénètre dans son antre.
— Monsieur Menard, vous avez sonné ?
— Moi, mais non ! Cessez de m'importuner toutes les cinq minutes. C'est un monde, si l'on ne peut même plus penser en paix.
La femme hoche la tête, lui prend la tension, vérifie les derniers paramètres. Ils semblent stables, sauf le cœur qui a subi à l'instant quelques soubresauts. Rien de bien méchant, juste maintenir la surveillance.
— Monsieur Menard, on va venir vous changer vos couches avant de vous servir votre repas. Ce soir, c'est purée de navet et pommes au four. Je vous allume la télé ?
Alice de Castellanè
Elle l'observait par delà les flammes, fermant un œil, puis l'autre, en le couvrant de sa main. Qu'il était beau son Aimable dans la lumière scintillante du brasier ! La petite fille soupira d'aise. Elle pouvait passer des heures à le regarder, de loin, bien cachée derrière un muret de pierres, dans le creux des branches du vieux saule, ou tapis sous un buisson de romarin.
— Ladiez and gentlemen, diz way pleaz !
Oh bonne mère ! Si un jour, on m'avait dit que le purgatoire c'était ça ! Cela doit bien faire cinq cent ans et des brouettes que je hante nuit et jour cette cathédrale et en toute honnêteté, les quelques années précédentes ont été les plus difficiles. Cette guide-là doit être à l'évidence la dernière épreuve que Saint-Pierre m'envoie avant de m'ouv
Paris, le 21 septembre 1897
Monsieur,
Où trouvé-je la force de commencer cette lettre par un cérémonieux « Monsieur » ?
Le train glissa en silence dans la lumière diffuse du mitan, abandonnant Cathy sur le quai désert. Décontenancée par l’absence de signalétique, elle farfouilla dans son sac et en ressortit la précieuse photographie. C’était bien ici, elle ne s'était pas trompée : le même village étincelait en face d'elle, sur la colline. Rassérénée, elle entreprit de gravir d’un bon pas la faible côte.