Avril 2034
Un chaton de peuplier virevolte autour de Gabriel qui ne peut réprimer un éternuement. Des « chut ! » tout aussi sonores lui rappellent cependant que la discrétion s'impose. Le groupe de jeunes gens s'affaire à l'orée de la forêt de cèdres, un peu à l'écart des adultes et de leur excitation. Là-bas, aux abords du village de fortune, les ordres fusent, secs et cassants. Le chaos s’approche et une partie de la faune a déjà déserté cette atmosphère oppressante. Un corbeau croasse, noir comme l'orage qui s'annonce. À l'inverse, les ados œuvrent en silence, avec une rapidité et efficacité que seule l'urgence associée à un immense espoir réussit à décupler.
— Tu crois que ça va suffire ?
— Bien sûr, petite sœur, la nature joue les grandes magiciennes. Rappelle-toi les enseignements de grand-mère !
Jade reste sceptique. Mais elle perçoit que chacun de ses camarades porte en lui un enthousiasme factice, fragile échappatoire à la situation actuelle désastreuse. À douze ans, elle déjà compris que la force mentale de tout un groupe soulève les montagnes. Elle retourne à sa tâche : arracher à la force du poignet des touffes d'herbe. Des monceaux de touffes d'herbe.
Un sifflement, qu'une oreille distraite aurait pu prendre pour un chuchotement de moineau, rappelle Jade et ses trois copines qui s'étaient égaillées dans le pré. Elles tirent, poussent de gros sacs emplis de foin frais. À quelques mètres des premiers grands arbres, son frère et leurs amis ont construit ça et là des monticules de tailles et de formes différentes. Assez dispersés pour ne pas attirer l'attention des Têtes Creuses ou même certains adultes de leur propre camp un peu trop curieux. De loin, si l’on n’y prend pas garde, ces buttes passeront sans autre pour des formations spontanées. Une sorte de fantaisie que la nature s'octroie parfois. Des collerettes ornant le pourtour de la forêt, frisottis d’une coquette.
— Comment vous avez fait ça ?
Gabriel prend sa sœur par la main et lui montre l'entassement de bûches et branches de grosseurs variées qu'ils ont posées dans une cuvette de terre fraîchement déblayée et mise de côté. Ils ont ensuite colmaté les interstices avec tout un fatras de débris sauvage : feuilles mortes, ramilles, champignons et même de la paille souillée que l'un d'entre eux avait volée dans le poulailler. Une madame merle, sans gêne, emporte déjà sa part. Son petit chez-elle doit se trouver, encore en construction, dans la haie toute proche.
Leur meneur les rassemble un peu à l'écart : « Bon, le plus dur est derrière nous. Vous allez déverser l'herbe coupée à divers endroits là et là. On récupère les sacs de transport, faut surtout pas qu'on les voie. On retourne tous les outils au campement. Discretos, hein ! Puis entre ce soir et demain, chacun se débrouillera pour piquer autour de chez lui toutes les graines, semences, noix, pépins, pois chiche… tout, quoi ! Vous faites pas attraper ! »
— T’façon, y a presque plus rien à manger ! grommelle un freluquet.
— Tu fauches ce que tu peux, enfin !
— Et si on nous voit ? demande une timide voix.
— Tu dis que c'est pour nourrir les animaux ou que tu as faim. N'importe quoi. De toute façon, les grands sont trop occupés à renforcer les barricades pour prêter attention à nous. On se retrouve demain ici même à l'aube.
— Et si les Têtes Creuses attaquent durant la nuit ? s'enquiert un autre.
— Prie pour que cela n'arrive pas !
Au village, les hommes affûtent leurs armes, prêts à affronter l’envahisseur. Ce peuple d’exilés, ballotté au gré des invasions barbares, se claquemure dans un ultime espoir.
Juillet 2038
— Vient petite sœur, allons-nous-en tant que la vie coule encore dans nos veines !
Jade, le teint pâle piqueté de disgracieuses boursouflures violacées, emprunte les pas de son frère. Elle boîte un peu, parfois. Mais aujourd'hui, elle se sent emplie d'une force nouvelle. Les brûlures entre ses cuisses se sont dissipées peu à peu. Ces derniers mois elle n'a que très peu servi. Les Têtes Creuses, affaiblis par la faim se sont entretués. Leurs querelles intestines, leur soif de sang et de pouvoir les ont amenés à s’écrabouiller tout seuls. Leurs violents assauts s'étaient ainsi raréfiés. Les prisonniers qu'ils jugeaient encore utiles ou désirables s'étaient eux aussi étiolés. Des esclaves, il n’en reste plus guère, huit, douze ou vingt. À peine vaillants. Mais le frère et la sœur ont entretenu en secret la flamme de l'espoir. Grâce à elle, ils ont résisté au sadisme de leurs extorqueurs, gardant en eux cette vision du paradis terrestre qui les attendait.
Ils enchaînent collines pelées, paysages brûlés, villages dévalisés. Un mince ruisseau bordé de saules, survivant de cette apocalypse leur offre fraîcheur et ombrage. Quelques brins d'herbe, un insecte rescapé ou deux. Juste de quoi les porter d'une halte à l'autre. Ils ne croisent aucune âme, sauf un lapin de garenne qui file à leur approche. Les oiseaux, éternels gagnants des batailles des hommes, cui-cuitent dans les maigres couverts encore à leur disposition.
— J'espère qu'ils sont tous bien morts.
— Les Têtes Creuses ? T'inquiètes sœurette, trop cons pour survivre ces saligauds. Quand il s'agissait de piller, violer et tuer, pas de doute, c'était les plus fort. Tu as vu comme ils ont massacré notre colonie, en avril 2034 ? Ils ont été méticuleux, ça, on ne peut pas le leur reprocher.
— Ouais, mais ils étaient aussi très organisés. Le goulag dans lequel ils nous ont emmenés… il avait pensé à tout : murs, barbelés, miradors, mitraillettes. Et leurs roquets, ces bâtards sans rien dans la caboche, qui ne savaient qu'obéir à leurs ordres et nous hurler dessus.
Gabriel s'arrête, se retourne et prend sa sœur avec délicatesse dans ses bras.
— Oublie tout ça. Il le faut. Nous devons recentrer nos forces vers notre futur. Les Têtes Creuses sont morts. Tous. Ils n'avaient rien compris. Ils ne connaissaient pas les plantes sauvages, ne distinguaient pas un chardon d'un cardon, ont eu toutes les peines du monde à cultiver une poignée de blé. Des gros bras avides de bagarres, de pouvoir et de sang, ignares des choses principales de la vie. Oublie-les ces monstres !
— Comment les oublier ? Regarde ce qu'ils m'ont laissé en héritage !
Le frère caresse le ventre à peine rebondi de Jade.
— Ce petit, il n'y est pour rien. Il est l'avenir de notre humanité. Peut-être qu'ailleurs, dans d'autres lieux, d'autres bébés vont naître, exhumant des cendres une nouvelle race d'Hommes moins avide de sang. Avançons, nous devrions retrouver notre village demain.
Les paysages dévastés font place aux déserts qu'ils ont traversés jusqu'à présent. Partout le même spectacle désolant se déroule devant eux. Elle ne partage pas l'optimisme de Gabriel. Leurs anciens quartiers ont été détruits lors de la razzia. Il y a fort peu de chance que les buttes qu'ils avaient installées peu avant aient survécu aux animaux aussi rapaces de nourriture qu'eux-mêmes.
Depuis quatre ans, les images des dernières heures précédant le raid passent et repassent dans ses yeux. Ils s'étaient tous regroupés à l'aube, comme leur meneur leur avait recommandé, les poches pleines de semence de vie. Chaque ado avait alors posé ses trésors sur les monticules de bûches, branchages et débris végétaux, un peu au hasard, en priant pour que la nature accomplisse ce qu'elle savait si bien faire. Puis les plus forts d'entre eux avaient remis l'humus prélevé la veille. Les petits s'étaient ensuite dépêchés de joncher la terre avec le foin arraché, formant ainsi une couverture discrète qui garderait au mieux l'humidité. Quelques feuilles et brindilles, chétif camouflage, terminaient le tout. Que restait-il de tout cela aujourd'hui ? Jade se mord la lèvre pour ne pas pleurer. À quoi bon désespérer maintenant, alors que cette vision de jardin luxuriant les avait soutenus jusqu'à aujourd'hui ? Un dernier effort. Et quand ils arriveront au pied leurs installations dévastées, à l’image de la Terre, il serait temps, à ce moment-là, de crever cette chimère.
De loin, la forêt de cèdres paraissait avoir subsisté en partie. Le frère et la sœur accélèrent le pas, aussi vite que la fatigue et les privations le leur permettent. Une tache de couleur rouge attire l'œil de Jade. Un minuscule éclat enflammé dans un éblouissant camaïeu de vert. Un merle chante à tue-tête, encourageant leur progression. Ils courent presque. Ils arrivent, haletant, au pied des buttes. Le jardin est tel qu'ils l'avaient imaginé dans leurs rêves les plus fous : de majestueuses tiges de tomates s'entortillent autour de hampes de maïs roides et fières, des cucurbitacées rampent vers la lumière, quelques arbustes, aubépines, églantiers, sureaux, un plant d'aubergine égaré entre un framboisier et une ronce. Ce foisonnement de végétation à demi sauvage procure aux oiseaux et pollinisateurs une source toujours renouvelée de gîte et de couvert. Les graines s'échangent, se dispersent, se bonifient et renaissent chaque année, plus vigoureuses, mieux adaptées.
Gabriel et Jade contemplent, les yeux embués d'étoiles ce coin de paradis qu'ils ont ensemencés sans trop y croire, il y a quatre ans. D'un fatras de branchages, d’aspect inoffensif aux yeux des Têtes Creuses, il s'est métamorphosé peu à peu en luxuriant jardin dans une région désertée par toute population, loin des exacerbations. Oh, comme ils avaient eu raison d’échafauder cette merveille ! Une éclaircie utopique dans leur monde d’autrefois, en guerre perpétuelle. Certes, les ados d’alors s’étaient crus assez malins pour se noyer dans les ombres de la forêt. Ils ne connaissaient pas encore assez les Têtes Creuses et leur capacité destructrice. Le feu les avait expulsés fissa de leur cachette sylvestre.
Jade ose à peine cueillir une tomate bien mûre, par peur de se réveiller et se retrouver à nouveau en plein cauchemar. Mais le fruit est chaud, lourd, bien réel dans sa main. Au moment même où elle mord dedans avec volupté, le bébé lui lance pour la première fois un fougueux coup de pied.
Alice de Castellanè
La bouche déversait un flot continu de grossièretés qui s'écoulaient sur le sol pour former une mélasse malodorante. Le peintre, genoux à terre, recevait cette boue verbeuse à pleines mains pour la sublimer sur son immense toile.
Coordonnées GPS : 25.350914 x -32.460983
Rue du Général Fouettard – www.CafeMachin.com – 09 14 24 22 55
Le Café Machin est une petite merveille de l’architecture mixte du dernier millénaire. Son charmant intérieur allie néo-brocantage et philipp-starckisme avec beaucoup de talent.
Script : Terre de la terre (court métrage)
Distribution :
Peut-être était-ce un lundi, à moins que ce ne fût un mardi. Le commissaire Jean-Baptiste Adamsberg n'avait qu'une idée très vague des marques du temps. Il croyait se rappeler que l'on était en septembre, et encore, parce que c'était la fin du mois et qu'il avait eu le temps de s'y habituer.