Quand elle reprit le modeste café de la rue Bobillot, Maya n'avait pas eu besoin de consulter un quelconque designer pour l'aider à choisir l'ambiance de son vingt mètres carrés. Elle ne voulait pas en faire un énième pince-fesses, terrain acquis à la paillardise des hommes.
Quand le café rouvrit sous le nom de Maya's Juice Bar, les anciens familiers s'enfuirent en maugréant et les passants ne s'attardèrent pas. Mais Maya visait une clientèle bien précise. Quelques flyers déposés dans des boîtes aux lettres choisies avec soin et les premiers minois curieux vinrent tester les doux breuvages. L'accueil chaleureux et naturel de Maya fit le reste.
La fraîcheur des produits, en provenance directe d'une petite ferme paysanne, mais surtout la qualité d'écoute de Maya et son empathie firent rapidement de Phoebe, Gaby et Cassandre des habituées, qui en parlèrent à leur tour à Noa, Ondine et Flora. Toutes ces jeunes filles dépassaient la tenancière de deux bonnes têtes. Maya faisait figure de boule de bowling aux côtés de quilles ultras fines, perchées sur de vertigineux talons.
Quelques mâles éructants et bedonnants, attirés comme des mouches par ce nectar tout frais, tentèrent d'envahir le Maya's Juice Bar, mais Maya y mis hardiment le holà à coup de menaces de procès pour attouchements. Le territoire restait et resterait bien gardé.
Gardienne du temple, mamma, ou grande sœur, Maya écoutait, les yeux brillants d'émotion, leurs premières sorties sur les podiums, leurs robes étincelantes, leurs photos glamours, leurs premiers succès. Elle leur tapotait gentiment la main, pleine d'encouragements, quand les lendemains ne chantaient plus, que les appels se faisaient rares, tandis que d'autres, plus chanceuses, grimpaient vers des cieux scintillants.
Attirées très tôt par les paillettes de la mode, elles avaient été repérées pour la plupart dans des exhibitions de gamines fardées et poudrées par des mères en mal de revanche sur la vie. Montées à Paris dans l'espoir de percer, de devenir elles aussi, un jour, une icône de papier glacé, elles se faisaient rapidement happer par le monde lugubre du luxe et de la luxure, s'enfonçant inexorablement dans la tristesse d'un jour sans soleil. Elles couraient le cachet comme on court après le métro, acceptaient peu à peu des vêtements de plus en plus légers, des poses de plus en plus gaillardes, car marche ou crève, il fallait bien payer le loyer, une colocation malsaine dans un immeuble glauque d'un quartier puant. Ces robes de strass qu'elles rêvaient de porter passaient insensiblement de bambou-chic à viscose-toc.
Maya paraissait triste de voir leurs rêves s'envoler, leurs sourires se crisper, leurs yeux se cerner. Son cœur se serrait, quand elle serrait sur son ample giron leurs petits bras maigrelets, volontairement affamés pour satisfaire d'insatiables ambitions.
Les coups de buttoirs que la vie assénait à ses jeunes protégées semblaient affecter profondément Maya. Mais, son rôle de confesseur et psy-de-comptoir lui tenait à cœur. Ces jeunes filles, lost in the city, n'avaient personne d'autre auprès de qui s'épancher en toute confiance. Âmes innocentes et prudes, elles lui confiaient leurs désillusions par petites touches discrètes, mais Maya n'avait pas besoin de détails pour comprendre que certaines d'entre elles acceptaient, pour le cuir somptueux d'un sac Vuitton, bien d'autres choses que de simples poses photo. Cela commençait généralement par une fête à laquelle elles étaient conviées avec d'autres copines mannequins. Soirée luxueuse où le champagne coulait à flots et les bougies faisaient scintiller dans leurs yeux de petites princesses, des rêves ressuscités. On leur proposait ensuite une ligne de coke et quelques photos nues puis un bel éphèbe, in the nude et viril, s'immisçait alors en leur offrant plusieurs centaines d'euros de bonus. Difficile de refuser sous l'emprise des sens exacerbés. Et bien trop tard pour s'enfuir quand l'apollon faisait place à un vieux cochon bien gras.
Elles revenaient au Bar pour pleurer dans les bras de Maya, le cœur souillé à jamais. Elles tentaient vaillamment de survivre ordinairement pendant quelques semaines, mais l'appel de l'argent facile, des cadeaux de prestige et le sentiment d'irréalité les happaient invariablement.
Maya suivait avec une amertume de façade cette prompte dégringolade aux enfers. Mais que pouvait-elle faire pour ces naufragées qui échouaient dans son Bar en quête d'un peu de chaleur humaine ?
Elle aurait pu les supplier d'arrêter, de changer de vie. Elle aurait pu les encourager à retourner chez elles, dans leur coin de campagne déprimant. Elle aurait pu ? Peut-être. Mais Maya n'en fit rien. Elle se contenta de leur offrir ses bras affectueux, un moment de douceur et son écoute indéfectible.
Quand Gaby et Ondine lui annoncèrent, toutes excitées, qu'elles partaient pour quelques mois sur le sublime yacht d'un prince arabe, elle ne se départit pas de son sourire pour les serrer sur son cœur. Elle n'était pas dupe, elle savait ce qui les attendait sur ce bateau, les horreurs qu'elles devraient subir, camouflées sous les vapeurs de défonce et de parfums fastueux. Elle savait que, selon toute probabilité, elles ne reviendraient plus jamais à Paris. Mais elle ne dit rien, les embrassa une dernière fois en leur souhaitant bonne chance dans la réalisation de leurs rêves de fabulous girls.
***
Quelques jours plus tard, les passants eurent la surprise de voir que le Maya's Juice Bar était fermé pour une durée indéterminée. La tenancière était-elle malade ? Elle paraissait pourtant bien portante et particulièrement joviale. De plus en plus joviale, même !
Ce n'est que le surlendemain que les journaux firent état de l'arrestation de Madame Maya Verdier pour proxénétisme aggravé en bande organisée.
Alice de Castellanè
Elle vit dans son trou, comme on vit dans une tombe. Personne ne vient la voir, ou si peu. Même le soleil ne luit plus dans sa boutique. Sur les étagères, des rouleaux de tissus sombres, d'une autre époque, de lourds velours, des gris, du brun, rien de chatoyant.
Clic !
Son œil de poétesse épingle les petits riens, les accrocs, les cicatrices, dans cette ville ruisselante de soleil. Personne dans les rues à part elle, la fille du Nord. Les Provençaux siestent derrière leurs persiennes, tandis qu'elle mitraille les façades, les embrasures, les gargouilles.
Clic !
Ses clichés capturent les trucs pas droits, pas nets, qui r
À l'endroit, des petits vieux charmants, souriants de toute leur mâchoire sans dents, des mamies et des papés auréolés de rares cheveux blancs cotonneux.
À l'envers, de sales gosses tous plus ou moins centenaires, têtus comme des mules, d'un égoïsme presque innocent.
On a envie de prendre les premiers dans nos bras, de leur dire qu'on
À l'heure de none, dans ce jardin provençal que rien ne distingue, où santolines et lavandes fusionnent en un écrin d'ocre et d'améthyste, le temps de la sieste s'étire imperceptiblement.