— Et flûte !
C'était le troisième ongle qu'Elena se cassait, sans compter celui qu'elle avait rongé jusqu'aux cuticules. Bien entendu, sa manucure ne viendrait pas avant Dieu sait combien de temps.
Matthew, son imbécile de mari engloutissait des océans de Grey Goose. Elle s'était rabattue sur le Cristal Roederer. Mais les bouteilles encore pleines jouaient à cache-cache avec les vides. Et les gosses qui ne cessaient de se taper dessus en long et en large. Pourquoi nanny avait-elle refusé de rester avec eux ? Où s'était-elle planquée, d'ailleurs ? Aura-t-elle eu le temps de rentrer chez elle dans le Bronx ? Après tout, peu importait. Elle en trouverait une autre dès qu'ils pourraient sortir de leur panic room.
Dix, au maximum, lui avait promis Matthew. C'était le nombre de jours qu'il pouvait tenir grâce aux plats préparés et à la réserve d'eau. Mais la vodka se ferait rare avant. Et pas de set de manucure ni sauna ni cryothérapie. Elle devra penser à avertir l'intendant qu'il puisse prévoir tout cela pour la prochaine occupation. Elle en frémit d'avance. D'ailleurs, la menace ne semblait pas être réelle. Jusqu’à présent, il n’y avait eu que des échauffourées et des bousculades dans la rue. Elle ne voyait pas pourquoi ils ne sortiraient pas maintenant. Elle en avait assez. Assez.
Elena se planta devant la porte blindée et le doigt en l'air s'apprêta à composer le code de déverrouillage. Matthew lui hurla des insanités. S'en suivit une discussion houleuse, — qui avait raison, — l'homme a toujours raison, — c'était lui le chef, — elle, elle n’avait aucune notion du danger. Mais pourquoi ne pourrait-elle pas faire ce qu’elle voulait au moins une fois dans sa vie. Ce fut à ce moment précis qu'elle vit sur leurs écrans de contrôle plusieurs silhouettes pénétrer dans l'immeuble. Hypnotisés, Matthew et Elena surveillèrent leur progression grâce aux diverses caméras infrarouges. Une vingtaine de personnes armées d’un impressionnant arsenal, de coutelas et de Tasers fouillaient le noir avec leurs lampes frontales. Chaque étage était évalué, noté et sécurisé. Les logements étaient vides, leurs occupants avaient déguerpi à moins qu'ils n'aient, comme eux, trouvé refuge dans leur bunker caché au sein même de leur appartement.
Lorsque les assaillants entrèrent dans leur demeure, Elena retint sa respiration et se fit toute petite. Matthew ricana : « Ils ne peuvent pas t'entendre, c'est insonorisé, inviolable. Regardons ce qu'ils veulent et attendons, on ne peut rien faire d'autre de toute façon. » Matthew fronça les sourcils. L'un d'entre eux mesurait les pièces et dessinait le plan sur son bloc-notes. Elena finit par s'asseoir et tenta de clouer le bec aux mioches. Que pouvait bien signifier tout ce ramdam ? Mais la réflexion n'était pas l'une de ses qualités premières. Elle s'endormit.
Son cher époux la réveilla en lui donnant des tapes sur les cuisses.
— Les connards, ils refont toute la déco !
— Quoi, qui, où suis-je ?
— Les vandales, ils sont repartis et revenus avec du matos et des ouvriers. Ils construisent des murs dans les chambres, ajoutent des salles de bain. Et ça, dans tout l'immeuble ! Viens, regarde l’écran, on peut les suivre à la trace. Et en plus, ils ont remis en marche l’électricité.
— Pourquoi des salles de bain ? On en a déjà huit, c'est pas suffisant ?
— Ils foutent tout en l'air ! Notre belle pièce de réception, ils la cloisonnent. Avec ça, ils abîment le parquet à chevrons et les moulures design que l'on avait fait venir de Paris. Crevures !
— Eh bien, Matthew, qu'attends-tu ? sort de là et va leur dire de déguerpir !
— Darling, regarde cette caméra. Prends le joystick et vise notre porte de sortie ! D’ailleurs, je ne sais pas comment ils l’ont découvert, les salopards !
Une armoire à glace, kalach’ dans les bras protégeait un serrurier qui posait des barres de sécurité sur leur unique issue. Ils étaient faits comme des rats dans leur propre forteresse. Leur seul espoir : que la police ou l'armée viennent à leur secours et délogent les envahisseurs. Ils passèrent les jours suivants le nez collé sur les caméras de surveillance.
Un type étrange s'installa dans la loge du gardien. Il arriva en tirant un lunatique caddie de supermarché débordant d'un bric-à-brac hétéroclite : une lampe à pétrole qui semblait cassée, un gobelet de plastique sale, un immense carton, de gros sacs obèses, une couronne de princesse en toc, un plaid moisi, un réchaud à gaz. Elena faillit s'étrangler quand elle le vit punaiser des feuilles de papier journal jaunies sur les murs. Pourquoi ce type ne faisait-il pas appel à un décorateur ? C'était du grand n'importe quoi. La lentille de la caméra zooma sur l'une des pages : des graphies mystérieuses qui ne ressemblaient pas à de l’anglais. Matthew lui apprit qu'il s'agissait d'arabe. Enfin, il le supposait. Le sang d’Elena se glaça : un terroriste, c'était un terroriste ! Et il s'était installé, pile ici, dans leur immeuble cossu de la Fifth Avenue !
Les travaux de réaménagement prirent fin au neuvième jour. Elena avait failli plusieurs fois s'évanouir devant la médiocrité des matériaux utilisés et le style choisi : une bête peinture blanche recouvrait les banales plaques de plâtres montées à la va-vite. Pas du blanc coquille d'œuf, opalin, saturne, ou céruse, non, juste du blanc violent dans sa vulgarité. Mais dans quel monde vivait-on ? Prisonnière de son propre fortin, Elena avait fini par se bouffer tous les ongles. La réserve d'alcool avait fondu comme neige au Sahara et Matthew errait dans un état comateux sous l’influence combinée du Prozac, Xanax et Prilosec. Les seuls à s'en sortir, c'était les gamins. Ils s'accommodaient de l'exiguïté des lieux, des mets insipides réchauffés du micro-ondes et de la liberté que leurs parents leur accordaient. Ils avaient à peu près tout détruit dans le bunker et s'amusaient à construire des trucs bizarroïdes avec les pièces du puzzle : morceaux de plastiques, reste de nourriture, bouteilles vides.
Le dixième jour arriva et Elena se pomponna comme elle put. Difficile sans l'aide de sa maid.
— À quelle heure vont-ils venir nous ouvrir ?
Matthew partit dans un colossal éclat de rire. Elle crut qu'il allait avoir une crise cardiaque. Son visage était devenu cramoisi et des larmes jaillissaient tels des geysers de ses yeux injectés de sang. Un hoquet intempestif prit le dessus. Entre deux hics, elle entendit « pauvre fille », « naïve », « mourir ici » et d’autres idioties. Elle se rassit, tapotant sur l'accoudoir. Elle attendrait qu'il se ressaisisse, elle n'était pas à deux minutes près. Du coin de l’œil, elle observa le nouvel occupant de la loge du gardien. Elle devait admettre qu’il s’était pas mal débrouillé pour décorer – tout seul – son unique pièce dans une ambiance brocante-vintage-surréaliste. Elle préférait le minimalisme, mais pourquoi pas, après tout.
Elle se leva d’un bond, une foule compacte entrait dans l’immeuble. Quelques types, dossard fluo, les guidaient. L’un d’entre eux fit déguerpir le pauvre gars de la loge à coups de pied dans l’arrière-train. Au même instant, un couple et leurs enfants entrèrent dans leur appartement. Puis d'autres et d'autres encore. Elle les vit prendre possession des lieux, poser quelques objets personnels, s'asseoir sur des lits de fortune. Elle compta une dizaine de familles. Son hâle se fanait peu à peu.
— Matthew, ces gens-là, ça veut dire quoi ?
— Ça veut dire, ma chère, que l'on s'est fait avoir comme des couillons.
— Mais...
— L’autre jour, quand le gouvernement a annoncé l'état d'urgence…
— Catastrophique ! J’étais sur le point de sortir déjeuner au Pierre.
— Il nous a incités à nous mettre en sécurité, tu te rappelles ? Et bien, il mentait. Sous la contrainte. C’est clair comme de l’eau Bling H²O ! À mon avis, les anars’ ont pris le pouvoir. Et leur première mesure, c’est l’expulsion des milliardaires, des happys fews, de leurs penthouses.
— Pour quoi faire ?
— Elena, t’as rien vu ? Ils ont créé plusieurs appartements dans nos six cents mètres carrés. Ils ont fait de même dans tout l'immeuble et selon toute probabilité, dans tous les immeubles de standing de notre quartier.
— Mais à quoi ça sert tous ces studios ?
— Réfléchis, damned ! C'est pour loger tous ces gens. Tous ceux qui n'ont pas de toit à New York, des sans-abri, des émigrés, que sais-je ?
— Oh ! Et nous alors ?
— Nous ? Ha ! Nous, ils vont nous laisser moisir ici. On est foutu Elena. Foutu. On va crever !
— Mince alors ! Ce soir je dois assister au charity ball que la Reine de Jordanie organise en faveur des enfants aveugles. Tu crois qu'ils me permettront d’y aller ?
Alice de Castellanè
Ses pas menus résonnent sur les dalles du sentier. Ils cliquettent, tantôt guillerets, tantôt inquiets. Où va-t-elle au juste ? Dans le labo, à l'autre bout du parc, là où les lumières, coloris francs, brillent raides et glaciales. Un monde à l'opposé de l'auberge dont elle a fermé la porte d'une main pourtant certaine. Oui, il le faut, elle a choisi. Cette cure detox, elle en a besoin. Elle en
Le train glissa en silence dans la lumière diffuse du mitan, abandonnant Cathy sur le quai désert. Décontenancée par l’absence de signalétique, elle farfouilla dans son sac et en ressortit la précieuse photographie. C’était bien ici, elle ne s'était pas trompée : le même village étincelait en face d'elle, sur la colline. Rassérénée, elle entreprit de gravir d’un bon pas la faible côte.
Quand elle reprit le modeste café de la rue Bobillot, Maya n'avait pas eu besoin de consulter un quelconque designer pour l'aider à choisir l'ambiance de son vingt mètres carrés. Elle ne voulait pas en faire un énième pince-fesses, terrain acquis à la paillardise des hommes.
Mon buste contre ton torse, imberbe, fraise amidonnée, me caresse sous le froufrou des dentelles. Ton nez camus flaire l'affaire, pluie d'or et d'argent. Nos caissettes débordent. Jouissance entre tes longs doigts d'artiste. L'amour m'ensorcelle, mes robes tournoient, éclat opalescent. Nos reflets éclaboussent, ricochent. Abondance, magnétiques attraits, le monde à nos pieds.
Puis s