Je suis morte. Anéantie, je n'existe plus. Mon corps est autre. Souillée.
Le week-end avait pourtant commencé sous d'heureux auspices.
Nous étions tous très beaux, nantis de soieries et dentelles. « Luxe, calme et volupté. » Nous étions jeunes, nous étions là pour nous amuser, boire et danser, voire plus si entente. Si entente.
Le cadre, un jeu Grandeur Nature dans les salons d'un palais princier, où nous étions parés de nos atours de marquis et marquises très XVIIIe siècle et de nos orgueils de jouvençeaux frivoles. Rien ne pouvait nous atteindre. Nous étions rois. Et cette prestance, cette supériorité, nous l'avions entretenue dans nos chairs, dès notre arrivée, pris en charge par des costumiers et maquilleurs professionnels. Rien n'avait été laissé au hasard. Ou si peu.
L'orchestre, costumé lui aussi, nous fit virevolter au son des violons et les notes graves du violoncelle rythmèrent les battements de nos cœurs.
J'étais venue avec quelques amies qui m'avaient délaissée en hâte pour les bras de beaux ténébreux. De mon côté, je fus vite happée par un don Juan trop entreprenant, puis rapidement secourue par Henri, un sombre capitaine, les dents serrées par une puissante force intérieure. Il ne souriait pas, Henri. Il m'enivrait, ses yeux noirs dans les miens cherchant à percer mon âme.
Il ne me lâcha plus de la soirée. Nous pirouettâmes de salon en salon, de menuet en gavotte, de bulles pétillantes en liqueurs sirupeuses, de lucidité en absence douillette. Il ne souriait toujours pas, Henri. La mâchoire crispée, ses yeux dans les miens, il m'entraîna loin, très loin.
D'autres couples se joignirent à nous dans ce boudoir rococo, croulant sous les fioritures et les coussins, bacchanale feutrée. Un violon s'était détaché de l'orchestre pour nous poursuivre de ses accords langoureux. Nos corps s'enchevêtrèrent sur le sofa et nos corsages se délacèrent imperceptiblement.
Nous étions quatre ou cinq, des filles, des garçons, que sais-je. Et il y avait Henri, resté debout à mes côtés. Ma citadelle. Je déliai mes sens, ouvrant la cage, laissant s'échapper caresses et baisers. La musique se fit de plus en plus envoûtante et nos étreintes de plus en plus pressantes. Je m’abandonnai, baignée dans cette sensualité débordante, ne sachant pas très bien jusqu'où j'accepterais que mes désirs m'emmènent. Le voile cotonneux s'intensifia et je sombrai dans une léthargie embuée de vapeurs d’alcool.
Soudain, je sentis qu'on m'écartait les cuisses avec violence, refoulant mes nombreux jupons ; impatience sauvage. Mon cœur remonta dans ma gorge, grognant sourd. Une silhouette ou deux, un contour, une ombre. Henri ? Un nuage d'orage tournoyait autour de moi, tel un aigle ceignant sa proie. Je hurlai « Non, non ! » tentant de me démener, de repousser ces mains palpantes, ce torse pesant, mais mon corps, comme tétanisé, pris dans la ouate, ne pouvait fuir. J’ai crié, encore et encore, toute griserie évaporée. Mais personne ne vint me secourir. Je restais un long moment, là, sur ce luxueux divan, écrin incongru. Hagarde.
Je l'avais bien cherché. Je m'étais offerte, avais participé de mon plein gré à ces extravagances. Qui allait me croire ? Qui oserait, ne serait-ce que nommer timidement ce que je venais de subir ?
Personne. Et moi, moins que tout autre.
Je m'enfuis sans rien dire. Morte en moi-même. À tout jamais.
Alice de Castellanè
Ses pas menus résonnent sur les dalles du sentier. Ils cliquettent, tantôt guillerets, tantôt inquiets. Où va-t-elle au juste ? Dans le labo, à l'autre bout du parc, là où les lumières, coloris francs, brillent raides et glaciales. Un monde à l'opposé de l'auberge dont elle a fermé la porte d'une main pourtant certaine. Oui, il le faut, elle a choisi. Cette cure detox, elle en a besoin. Elle en
Son univers craquelle, un capharnaüm multicolore s’épand puis s’ébat dans sa tête. Il hurle, se déchire les tympans. Comment a-t-elle pu l’abandonner, seul, dans ce désert peuplé de loups hargneux ? Des dragons venus d'outre-tombe le harcèlent, l'ensorcellent, l'agrippent de toute part. Des nuances de rouge, de gris s’entremêlent devant ses yeux. Les ombres l’embrochent.
Salut ! Ne cherche pas plus loin, dans cette histoire, l’emmerdeur, c’est moi ! Depuis que je squatte ici, on dit de moi que je suis l’empêcheur de tourner en rond, le faiseur d’embrouilles, le grain de sable qui fait caler le moteur. Tout ça et bien plus !
Le doigt d'Odette venait de se coincer entre le K et le L. Son bref cri de désolation se fondit dans la tourmente des cliquetis. Sa voisine hissa un sourcil compatissant sans tourner la tête, toute à sa missive qu'elle déployait staccato presto.