C'était Mathilde qui avait eu l'idée du jeu. Le premier qui voyait un chapeau à fleurs pinçait l'autre. Après de longues minutes désertiques, ils durent accepter l'évidence, de nos jours, plus personne ne portait ce genre de couvre-chef. Lucien suggéra alors les chaussures à bout pointu. Mais leur vue décadente à tous les deux rendit le repérage athlétique. Ils se penchaient, mains en visière, ou se tordaient en tout sens, sans véritable succès. Plusieurs passants s'inquiétèrent de leur état et Lucien dut les rassurer avec patience. Non, merci, tout allait bien, ils prenaient juste un peu le soleil. Bien sûr, il se rendait compte de l'image étrange, voire inquiétante, qu'ils projetaient : deux vieillards assis sur les premières marches du parvis, épouvantails à moineaux, moulin à vent rhumatisant.
Leur cas s'aggrava lorsqu'il proposa à sa dulcinée de troquer les godillots contre des vêtements bleus. C'était à qui pinçait le plus vite ! C'était à croire que tous les hommes étaient repeints en marine. Quant aux femmes, elles rivalisaient d'azur ou de turquoise sur de discrets myosotis ou de fines lignes serrées. Lucien riait à la joie de sa pétulante Mathilde. Mathilde pleurait d'un rire éperdu, devant son joyeux Lucien. Ils avaient retrouvé, pour un instant, l'insouciance de l'enfance, où un rien vous emmène au septième ciel des petits bonheurs partagés. Les regards appuyés de quelques personnes trop bien pensantes enflammaient leurs éclats hystériques. Qu'il était bon d’éparpiller les convenances aux quatre coins !
Mais le jeu ennuya vite Mathilde. Il l'aida à se relever et main dans la main, chacun en appui sur une canne, ils s'enfoncèrent dans la jungle urbaine. La foule évitait avec soin ce vaisseau qui laissait derrière lui un sillage d'incrédulité. Car ils s'étaient mis à chanter. Fort haut et fort cacophonique. Lucien bourdonnait tandis que Mathilde déraillait dans les aiguës. L'un et l'autre frappaient leur canne à contre-rythme de cette mélodie connue d'eux seuls.
De temps à autre, son amoureuse interpellait un passant. La bouche collée au visage de l'enquiquiné, elle lui postillonnait un : « Vous avez l'heure s'il vous plaît ? » Son dentier chuintait et elle le repositionnait d'un doigt énergique. Avant même que le pauvre éberlué ait eu le temps de lui répondre, Mathilde éclatait d'un rire perçant. Lucien la tirait alors vers lui, imprimait un doux balancier à leurs deux mains jointes, tandis que son amoureuse chantonnait : « Il est l'heure de faire des bêtises, rien que des bêtises, la la la ! »
La devanture de Häagen-Dazs leur fit ralentir le pas. Il proposa à sa douce un petit plaisir arrosé de champagne. Mathilde, prise d'un élan que seul son estomac pouvait lui procurer, s'engouffra ventre à terre dans la boutique. Elle voulut goûter à tous les parfums avant de se décider. Lucien n'eut guère le loisir d'intervenir tant sa vitesse le surprit : elle avait léché déjà les glaces de trois clients attablés quand il arriva à sa hauteur. Il prit le parti d'en rire avec elle — tout en lançant un regard désolé, accompagné d'un billet de vingt euros, aux personnes lésées.
Après moult tergiversations, il réussit à asseoir Mathilde sur un banc devant la plus grande des tables. Le serveur revint avec trente-deux cornets à une boule, un cône pour chacun des arômes. « Parce que tous ensemble dans une immense coupe, ça se mélange et on ne peut pas bien les sentir », prétendait l'ingénue. Il les positionna, bien alignés en rang d'oignons, sur des supports en plastique pour qu'elle puisse glisser avec allégresse de l'un à l'autre. Lucien lui en piquait un peu, lorsque la glace dégoulinait de partout. Mais surtout, il la regardait avec tout l'amour du monde. Sa Mathilde, sa femme depuis si longtemps qu'il avait oublié le compte exact des années passées en sa compagnie. Des années de bonheur, de joie et de tristesse aussi, bien sûr. Mais toujours dans une grande complicité et beaucoup de joyeusetés. Aujourd'hui, il avait décidé que rien ne pourrait mettre un frein à leurs lubies. Tout était permis.
Mathilde se lassa de ses trente-deux glaces. Elle voulut rentrer à la maison, faire une petite sieste à l'ombre de l'immense platane. Alors, Lucien l'emmena au jardin municipal.
Elle ne le savait pas, mais ils n'avaient plus de foyer. Depuis quelques mois, il vivait chez leur fils, dans un modeste appartement au cœur de la ville, tandis qu'elle avait dû être placée dans une résidence médicalisée. Le platane communal ferait l'affaire. Mathilde n'y vit que du feu. Elle s'étendit, bienheureuse, sur la couverture qu'il avait pensé à apporter dans son sac à dos. Il en sortit aussi deux capsules rouges. « Regarde, Mathilde, je vais t’en déposer une sur la langue, ouvre bien grand, voilà ! Et maintenant, ma chérie, croque à pleines dents. Je t'aide un peu, mais c'est que tu voulais, n'est-ce pas ? Tu me l'avais dit, quand tu aurais perdu la boule, pas qu'un peu, mais vraiment perdu la tête, que tu n'avais pas envie de rester comme ça. Alors, je tiens ma promesse. Croque, Mathilde, croque et tout ça sera terminé. Nous nous retrouverons très vite, comme auparavant, amoureux, amoureux de la vie. Croque, Mathilde ! »
Les sels de cyanure explosèrent dans son corps. Son estomac se vrilla, sa peau se colora en rose vibrant et sa tendre-aimée glissa ,dans un coma éternel.
Lucien porta à son tour la seconde capsule à sa gorge, la broya et l’engloutit, les yeux tournés vers le ciel.
Pour rien au monde, il n'aurait voulu manquer son entrée au paradis, main dans la main avec Mathilde.
Alice de Castellanè
Mon buste contre ton torse, imberbe, fraise amidonnée, me caresse sous le froufrou des dentelles. Ton nez camus flaire l'affaire, pluie d'or et d'argent. Nos caissettes débordent. Jouissance entre tes longs doigts d'artiste. L'amour m'ensorcelle, mes robes tournoient, éclat opalescent. Nos reflets éclaboussent, ricochent. Abondance, magnétiques attraits, le monde à nos pieds.
Puis s
À l'heure de none, dans ce jardin provençal que rien ne distingue, où santolines et lavandes fusionnent en un écrin d'ocre et d'améthyste, le temps de la sieste s'étire imperceptiblement.
Je t'attends. Tu pars, mais je serai là, sur ce banc, à ne penser qu'à toi, mon cher mari.
La ferme végète. Par manque d'hommes, de chevaux, tous au front à maîtriser l'ennemi.
Mais le potager et le verger ne nous ont pas délaissés.
Je peux nourrir le petit Paul et donner mon lait à notre Yvette qui ne connaît pas encore tes bras valeureux.
Le télégramm
Ils meurent par centaines, par milliers, crucifiés sur les barbelés de nos murs anti-invasions, échoués sur nos plages, largués par des pirogues de fortune, asphyxiés par les gaz d’échappement sous le plancher d’un train routier. Ils meurent par poignées, par grappes, sous les balles que nous avons fabriquées, avec l’argent que nous avons donné à leurs ennemis en échange de quelques litre