« Mrs Dalloway annonça qu'elle irait acheter les fleurs elle-même. »(1) La party de ce soir s'annonçait très réussie. Lucie s'était occupée de tout, comme d'habitude. D'un pas léger, Clarissa Dalloway s'avança en direction de St James's Park. Tout Londres semblait s'être réveillé de bonne humeur. Le Mall froufroutait, comme à l'ordinaire, de robes, d'ombrelles et de dentelles, de messieurs en chapeau-feutre et canne à pommeaux d'ivoire ; tiens, n'était-ce pas Hugh Whitbread là-bas, ce bon vieux Hugh, souriant, toujours soumis, impassible, aux étranges langueurs de sa femme, d'une tenue toujours irréprochable comme l'exigeait son emploi à la Cour, l'exigeait les conventions. Comme cette soirée, qu'elle organisait pour Richard, afin qu'il puisse avoir un mot discret avec une vieille barbe qui lui permettrait, peut-être, de faire avancer sa carrière au gouvernement ; cette gentry parmi laquelle elle se devait d'évoluer avec grâce et légèreté. Elle avait besoin de ces personnes-là, de cette société qui lui donnait l'opportunité de dilapider son temps en déjeuners, dîners, soirées, parties, de parler de tout et de rien, d'émousser son esprit, de se perdre en superficialité, l'empêchant ainsi de penser, d'entendre la voix des oiseaux se mêler aux gémissements des voitures, pépiant ensemble en une dissonante harmonie, grossir, grossir jusqu'aux hurlements assourdissants, strier son espace et emporter avec eux l'essence même de son âme. L'engloutir tout entière.
Ou comme acheter ses fleurs alors que Lucie aurait très bien pu s'en occuper, mais les usages voulaient que la maîtresse de maison « fasse » les fleurs. Or, Mrs Dalloway n'aimait pas « faire » les fleurs. Il lui faudrait choisir diverses variétés, former un bouquet original et soigné, marier les couleurs avec élégance. Mais comme à chaque fois, elle ne serait sensible qu'à la beauté des pois de senteur. Puis, parmi cette luxuriante abondance végétale, d'étranges efflorescences rouges sortiraient soudain de sa propre chair, de ses flancs, de son cou, pour se faner sur-le-champ au contact de son souffle. Leurs feuilles minuscules frémiraient, tinteraient et leur mélodie envahirait sa tête qui se consumerait cependant dans un embrasement douloureux. Comme à chaque fois. Elle chassa en hâte cette pénible idée (elle donnerait carte blanche au fleuriste), pour ne penser qu'à des choses joyeuses, comme la venue de Peter Walsh à sa soirée.
Elle ne l'avait plus revu depuis cinq ans ou peut-être même plus. Il était parti en Inde lorsqu'elle lui avait préféré Richard Dalloway et depuis ne s'étaient guère croisés lors de ses rares retours en Angleterre. Était-ce une chose joyeuse que de le retrouver ? Peter était vivant, connecté par des millions de fibres aux arbres vivants de ce parc, aux feuilles vivantes. Il s'étirait au rythme des saisons, bruissait sous la brise, rougissait sous le soleil, se renfermait à la première morsure de l'hiver, tantôt recroquevillé sur lui-même comme une ramure asséchée, tantôt épanoui sous l'excès de matière nutritive, vibrant, accroché à son tronc profondément enraciné. Inamovible. Alors qu'elle-même craignait à tout instant de se perdre, de se laisser emporter par la superficialité de son monde qui l'engloutissait peu à peu. Elle prit Broadway dans l'espoir absurde de retrouver pied dans la réalité marchande de cette rue.
Elizabeth, son Elizabeth qui, à bientôt dix-huit ans, ne s'intéressait ni aux gants, ni aux chapeaux auxquels elle préférait son chien et la campagne. Sa fille avait, somme toute, sans doute raison. Peut-on se cacher sans fin sous les apparences ; comme le corset qui, proclamant un maintien distingué, cache un cœur en miette ; comme la peau délicate de l'agneau qui recouvre les tâches de vieillesse sur des mains que l'on voudrait pouvoir cacher à soi-même ? Clarissa s'était évanouie sous le poids de Mrs Richard Dalloway, femme du monde au bras de son politicien de mari. Clarissa a-t-elle vraiment cessé d'exister, se demandait-elle en lorgnant un miroir dans la vitrine d'un antiquaire. Il lui faudrait revenir ici, une autre fois, ce vase-là serait ravissant sur la console de l'entrée. Serait-il encore là dans quelques jours ? L'incertitude ne s'accorde qu'aux vivants. Ce vase, cette psyché, cette faïence, existeraient encore, si ce n'est ici, là-bas, sous cette forme ou sous une autre, cassé, peut-être, par un domestique maladroit, tandis qu'elle, Clarissa Dalloway, n'avait qu'une existence limitée.
En vérité, était-ce important après tout, se demanda-t-elle en poursuivant sur Victoria Street. Tout ce qui beau, la nature immuable sous son habit sans cesse renouvelé, le vent qui fait frémir les feuilles, caresse les joues rosies des jeunes filles, apportant des promesses impossibles à tenir. Tout ce qui est beau, qu'elle aime avec passion, est ici et maintenant. Tout cela va continuer, sans elle. Devrait-elle en éprouver du ressentiment, ou de la consolation qu'avec la mort tout serait terminé pour elle ? Tous ces gens qui fuyaient tous dans la même direction, ont-ils conscience de la vacuité de la vie, de sa fulgurance dans la plénitude et l'immobilisme de leur environnement ?
Clarissa se laissa emporter par la vague humaine qui s'engouffrait, par ondulations rythmiques, dans la gare de Victoria Station. Telle la marée qui inspire, expire, attire et rejette, mais aspire plus qu'elle n'expulse, grandissant au fil des heures, engloutissant avec voracité tout sur son passage, les hommes et les femmes se laissèrent prendre au jeu des conventions qui vous arrachent aux bonheurs simples pour vous attacher à vos obligations. Pour l'un, rendre visite à une vieille tante. Pour l'autre, s'embarquer à Portsmouth dans un rêve d'avenir meilleur. Pour celle-ci, fuir la saison des bals de débutante qu'elle n'était plus. Pour celui-là, embrasser une dernière fois sa mère mourante. Et elle, Clarissa, à quel jeu se pliait-elle ?
La gare offrait de nombreuses possibilités d'évasion, aurait-elle le courage d'opter pour l'une d'entre elles ? Fuir ce quotidien, la carcasse de Mrs Dalloway pour retrouver l'âme nue de Clarissa, cette jeune fille qui avait été aimée, qui avait aimé et qui, peut-être, avait fait le mauvais choix, un jour. La vie aurait été difficile avec Peter, elle en était consciente. Plus gaie, plus animée, plus aérienne, plus vivante, certes. Mais tout cela, c'est fini. Impossible d'infléchir le passé, de prendre une option puis l'autre, de revenir en arrière, de contrôler le mouvement du temps. Il faut se lancer, sans s'arrêter, écouter ce cœur qui balance d'avant en arrière, de droite à gauche, qui hésite lui aussi, qui ondule entre les envies, la passion, la sagesse. La peur du vide n'est rien en regard de la peur de perdre son âme. Faire un choix, au hasard, car le monde entier semble dire « c'est fini », de plus en plus fort, le grondement du cœur reflue jusqu'aux tempes et martèle « c'est fini », « c'est fini ». La mer soupire avec Clarissa, emporte avec elle peines et renouveaux, nettoie, lisse le sable pour que d'autres puissent y mettre à leur tour leurs empreintes.
À l'arrivée du train en provenance de Brighton, au rythme de la marée, Clarissa Dalloway se laissa chavirer sur la voie.
Alice de Castellanè
(1)« Mrs Dalloway said she would buy the flowers herself. » Virgina Woolf, Mrs Dalloway, Hogarth Press, 1925, p.1
Ils meurent par centaines, par milliers, crucifiés sur les barbelés de nos murs anti-invasions, échoués sur nos plages, largués par des pirogues de fortune, asphyxiés par les gaz d’échappement sous le plancher d’un train routier. Ils meurent par poignées, par grappes, sous les balles que nous avons fabriquées, avec l’argent que nous avons donné à leurs ennemis en échange de quelques litre
Chaque jour, à la même heure, je m’alanguis sur le sable doré, une bière-limonade à portée de main, paille et rondelle de citron. Et l’immuable ombrelle de papier.
Salut ! Ne cherche pas plus loin, dans cette histoire, l’emmerdeur, c’est moi ! Depuis que je squatte ici, on dit de moi que je suis l’empêcheur de tourner en rond, le faiseur d’embrouilles, le grain de sable qui fait caler le moteur. Tout ça et bien plus !
Paris, le 21 septembre 1897
Monsieur,
Où trouvé-je la force de commencer cette lettre par un cérémonieux « Monsieur » ?